[EXPRESS] Robb Stark & Kylis Stark

La journée allait se terminer.

Le suzerain du Nord quittait le bois sacré où il venait de passer une petite heure à prier, entre les racines noueuses de l’arbre blanc. Il avait beaucoup songé à son épouse, à tous les efforts qu’elle avait déployés pour tenir la gestion de Winterfell entre ses mains de velours alors qu’elle était enceinte de jumeaux, son époux profitant gaiement d’un tournoi à Port-Réal. A toute la tristesse qui avait dû la gagner, quand elle avait sorti de son ventre, encore plein d’une petite fille, un garçon déjà mort. A la fierté qui avait dû l'étreindre, aussi, quand elle avait vu la force de la petite Jonie, déjà terriblement géante pour une louve. Il avait pensé à son sourire triste, avec lequel elle l'avait accueillie à son retour à Winterfell. Le suzerain connaissait suffisamment sa Dame, désormais, pour savoir que ce deuil lui était douloureux. Il ne connaissait pas encore, toutefois, l'étendue de cette tristesse, ni ne savait-il comment l'en sortir.

Il lui semblait toutefois que les dieux, pendant cette prière, étaient venus chuchoter à son oreille. Quittant le bois sacré pour rejoindre le cœur du Château, il cherchait son épouse. Il n'était pas descendu à la crypte depuis son retour à Winterfell, et ne savait pas comment Othor avait été enterré. Sans doute dans le même caveau que celui qui avait été érigé, deux ans plus tôt, pour le petit Harlon, lui aussi mort avant sa naissance. Il souhaitait le visiter. Trouvant son épouse occupée dans ses offices, seule, il referma la porte derrière lui avant de demander, alors qu'elle haussait la tête, interrogative.

« Bonsoir, Kylis. J’allais descendre à la crypte. Souhaites-tu m’y accompagner ? »

Dans l'intimité de leur seule présence, Robb se permettait un tutoiement familier, même si l'intimité des deux suzerains n'avait pas été facile à retrouver, après ces huit lunes d'absence. Robb affichait un regard doux et un sourire tranquille, et espérait décrypter, sur le visage de son épouse, la même sérénité.

Les dieux, toutefois, n'étaient-ils pas connus pour être parfois trompeurs ?

Banalement gris. Elle aurait bien voulu être un peu plus originale que ce temps sans cesse chargé d’orage qui couvrait ce Nord pourtant si grassement vert, mais la psyché humaine était prévisible. Elle était doucement devenue comme ce monde qui l’entourait, indéterminée. Pourtant, elle n’associait pas cet état à un attrait purement négatif ; elle souffrait plutôt de l’absence. Une absence de couleurs, sous cet air qui pesait et pesait, comme une chape de plomb, sur son humeur égale qui ne produisait plus aucune nuance, sur son corps frêle qui peinait à respirer un peu plus chaque jour, sur son coeur qui devenait était comme poussière. A force de grossesses, d’efforts et de déception, la Dame du Nord avait l’impression de s’être essoufflée et d’avoir perdu l’effervescence propre à sa jeunesse. Quelque part en chemin, entre les responsabilités qui incombaient à une Suzeraine, des fils qui ne voulaient pas survivre et sortaient de ses flancs sans vie, et son don auquel elle ne pouvait jamais demander grâce, son corps s’était brisé, et était devenu morose et sans fraîcheur.

S’enroulant dans un châle de laine claire, Kylis frissonna et serra ses épaules. Robb était revenu, et elle ne savait comment lui expliquer ce que son esprit soupçonnait, mais que ses lèvres refusaient d’articuler. Comment avouer à cet homme que son épuisement allait compromettre ses ambitions ? Que son sens du devoir était probablement en train de la tuer et de la réduire à peau de chagrin.

Elle sursauta en l’entendant entrer ; les laines tombèrent de ses bras et elle s’empressa de les ramasser, mue par la lenteur qui était devenue la sienne depuis quelques temps. En entendant la raison de sa venue, ses yeux exprimèrent une brève expression de surprise avant de s’estomper, mais une émotion difficile à déchiffrer persista sur son visage, comme un halo de lumière après la pluie. Elle hocha doucement la tête et suivit son mari, qui était encore un peu un étranger, à cause de sa longue absence et de son propre secret, mais toujours un peu l’homme qu’elle avait appris à connaître. Pourtant, elle appréhendait… alors qu’un silence respectueux accompagnait l’air froid et humide qui baignait la crypte, Kylis sentit le chagrin étouffer sa gorge. Doucement, elle glissa sa petite main gracile dans celle de Robb et enlaça leurs doigts.

« Je suis désolée Robb » dit-elle doucement, pour leurs fils, pour son corps, pour ses envies…

Sa petite Jonie était fort jolie.

Kylis l’avait bien vu, quand elle avait choisi de la prénommer ainsi : elle ressemblait à son Grand-Père, Jon Omble. Ses cheveux, noirs et épais, contrastaient avec la peau laiteuse de son visage. Ses bras, déjà fort potelés pour ceux d’un nourrisson, étaient couverts d’un duvet sombre qui la tiendrait au chaud jusqu’aux confins de son premier Hiver. Elle criait fort jusque tard dans la nuit, prouvant à toute la maisonnée ses origines Omble, ainsi que la force du sang Stark qui coulait dans ses veines. Elle leur prouvait, à tous, qu’elle était bien vivante, et qu’elle ne se laisserait pas oublier.

Robb n’oublierait pas non plus le petit Othor. Le mestre l’avait décrit comme une petite créature chétive aux cheveux roux, sans doute mort bien avant sa naissance. Kylis lui avait donné le nom des hommes les plus forts de sa famille, nombre d’Omble avaient été appelés ainsi, parmi lesquels son grand-frère, et pas des moindres. Othor Omble était un monstre de force, de solidité et d’énergie ; Robb l’aimait beaucoup. Le petit Othor Stark avait été enterré auprès d’un autre garçon qui n’avait pas survécu à sa naissance en 308, Harlon.

Bien sûr, une interrogation taraudait le seigneur Stark : pourquoi lui prenait-on ses fils ? Pourquoi ses filles naissaient dotées d’une force surprenante pour des créatures de leur sexe, alors que ses fils ne parvenaient pas à tirer ne serait-ce qu’une bouffée de l’air du Nord ?

Ses questions se répétaient dans l’esprit du suzerain alors que son épouse venait glisser ses doigts dans sa paume. Le contraste était frappant. La main de Robb était épaisse, chaude, vigoureuse. Celle de Kylis était glacée, frêle et douce. Ils se tenaient devant les tombes de leurs enfants, éclairés par la lumière tamisée des torches de la crypte. La suzeraine rompit le silence la première, en s’excusant auprès de son mari dont le visage, dans la pénombre, se décomposait. Il serra sa main plus fort, ému. « Moi aussi, Kylis. » Et pour tellement de choses, se retint-il de préciser, ne sachant pas bien par où commencer. « J’aurais voulu le rencontrer. Luwin dit qu’il avait les cheveux de ma mère. » Robb laissa passer un moment de silence, songeant à l’allure qu’aurait un héritier Stark aux cheveux roux. Ça le fit sourire, un peu. « J’aurais aimé être là, pour lui et pour toi. »

Elle n'osait pas vraiment lever les yeux vers Robb, craignant de voir sur son visage le reflet d'un chagrin dont elle avait pris le temps de mettre la morsure derrière soi. Contrairement à lui, elle l'avait tenu dans son ventre d'abord, puis entre ses bras, avant de le voir disparaître pour toujours ; elle avait vu son petit corps, fragile dans cette mer de lin qui l'étreignait lâchement, s'étioler et se perdre. Elle l'avait porté, rencontré, puis fait ses adieux ; il n'était pas pour elle une existence abstraite, dont elle ne connaissait ni la vue, ni le toucher ou l'odeur, il n'était pas un étranger comme son tombeau l'était pour Robb, qui le constatait mort sans l'avoir vu exister. Un sanglot sec remonta à sa gorge, à peine audible, lorsque la main qui la tenait se serra. Elle avait déjà bien assez pleuré ; beaucoup trop.  

Elle ne sut pas s'ils parlaient de la même chose, mais elle fut reconnaissance néanmoins de ne pas avoir à s'expliquer, de ne pas avoir à énumérer ce qui lui faisait immanquablement monter les larmes aux yeux. La rudesse du Nord ne pardonnait pas, mais son don non plus et elle regrettait parfois le prix à payer, sans comprendre pourquoi c'était toujours celui de la vie. Les mots de son époux ne la réconfortèrent pas. Insidieusement, Kylis se sentit encore plus seule, plus désœuvrée et éprouva brièvement la colère de l'absence au point de lâcher la main qu'elle avait prise, lentement, laissa glisser ses doigts déliés. Elle n'était pas assez cruelle pour lui dire qu'il aurait pu être là, s'il l'avait vraiment voulu, et que peut-être, ça aurait changé quelque chose si elle ne s'était pas sentie aussi isolée. Elle savait, au fond, que tel était leur devoir, toujours dévorant et exigeant, et qu'il allait davantage au peuple qu'à eux-mêmes, mais au fond de son lit, souffrant de son état, sa pensée avait été visitée par la cruauté et l'abandon.  

« Moi aussi » finit-elle par murmurer, sans grande conviction toutefois et avec une pointe de regret qu'elle ne parvint pas à dissimuler.  

Elle s'avança un peu, se mettant à la même hauteur que son époux, mais sans le regarder et laissa son attention dériver sur les tombes soigneusement alignées.  

« On ne va pas pouvoir continuer comme ca, finit-elle par dire, puis se mordit la lèvre et se corrigea : Je ne vais pas pouvoir continuer comme ca. »