Dans l'ombre des souvenirs, l'Amour reste

Je fis signe à Gwendys de la main avant de m’engager dans les rues de Tolos en regardant tout autour de moi. Cela ne faisait pas si longtemps que nous étions arrivés, et tous les jours je découvrais un peu cette citée… J’avançai d’un pas vif en essayant de ne pas me perdre. D’accord, cela ne faisait qu’une semaine que nous étions arrivés et j’avais plus que hâte d’en apprendre plus sur la charpenterie navale ! Mais c’était autre chose. J’avais besoin aussi de prendre du temps pour apprendre, de toute manière j’avais une esclave pour traduire avec moi. C’était tant mieux. Je me mis au travail machinalement pour approcher les gens du chantier et discuter avec eux, apprendre à leurs côtés. Ce n’était pas aussi simple que cela en réalité. Mais ce n’était pas ce que je demandais. J’avais passé ma journée au chantier naval, sentant des regards sur moi… mais surtout un… insistant. En fouillant la foule, j’avais l’impression que ce n’était pas l’équipe du chantier… Mais quelqu’un d’autre.

Je rangeai mes affaires sur le chantier avant de rejoindre Gwendys, sans que cette impression ne me quitte. Je posais une main sur son épaule :

« J’ai une course à faire Gwen, je reviendrais pour le repas du soir. »

Elle resta interdite un instant avant de soutenir mon regard.

« Grayce… tout va bien ?
- Oui, oui… juste… quelque chose à voir. »

Elle plissa les yeux et s’approcha de moi d’un pas pour souffler à mon oreille :

« Tu m’en parleras ? »

Je hochais la tête et elle lâcha mon bras avant de partir avec l’esclave. Elle avait glissé à ma ceinture un poignard supplémentaire à ma hache. J’inspirai avant de remettre mon foulard qui tenait mes cheveux pendant la journée. Mon regard accrocha celui d’une femme avec un capuchon sur la tête. Toi… ça fait au moins une bonne heure que tu me suis… J’avançais vers la silhouette… ces yeux… Une ruelle discrète, une deuxième… Cul de sac… Je la fixai.

« Qui es-tu ?! »

Je n’aimais pas qu’on me suive… Pas du tout même. Je posai une main sur ma hache pour la serrer un peu plus fort.
   

Essos regorgeait de surprises, Snöfrid avait bien eu le temps de s’en apercevoir depuis presque deux ans qu’elle y avait trouvé refuge. Après l’assassinat d’Harren, son époux, durant leur nuit de noces, Snöfrid avait fui les Îles de Fer avec son oncle-amant, Sigfryd. Loin de ceux eux, les amants maudits parcouraient les cités libres pour échapper à leurs poursuivants. Après quoi, la vie du reprendre d’elle-même, loin de tout, dans un endroit où ils ne connaissaient personne. Tantôt ensemble, tantôt séparés, Snöfrid et Sigfryd vécurent ainsi un temps avant que la tragédie ne frappe. Désormais, c’est seule que la Fer-née parcourt les routes tumultueuses d’Essos, ayant élu domicile bien loin des côtés, se faisant là quelques connaissances de confiance. Elle avait vécu bon nombre d’aventures depuis qu’elle était partie des Îles. Elle pensait souvent à ce qu’elle avait laissé derrière elle et à ce qui l’attendait devant. Son père n’était pas homme à pardonner une telle traitrise. Rien ne l’attendant là-bas, pas même Grayce à qui elle pensait régulièrement. C’est bien la seule personne qu’elle regrettait d’avoir laissé.

Mais le destin ne semblait pas en avoir fini avec elles. Le Dieu Noyé devait sûrement se moquer de Snöfrid désormais mais elle était persuadée d’avoir entendu l’histoire d’un équipage de Fer-nés parcourir les villes d’Essos. Dans quel but ? Elle n’en savait rien mais elle sentait que Grayce pouvait éventuellement faire partie de cette expédition. Elle devait en avoir le cœur net. Trop de pensées lui traversaient l’esprit. Si elle avait une chance de pouvoir lui parler afin de lui expliquer les raisons de sa disparition soudaine. Pour la plupart des Fer-nés, jamais l’eau ne pourra couler sous les ponts mais pour Grayce, peut-être que si, peut-être comprendra-t-elle. Confiant un paquet bien emmitouflé à la famille qui l’avait aidé du côté de Volantis, elle leur promettait de revenir chercher ce qui lui appartenait un jour. Pour l’heure, elle devait s’en délester afin de poursuivre l’équipage Fer-né incognito et discrètement. Plusieurs semaines furent utiles pour mener à bien cette quête qui la mena jusqu’à Tolos où elle retrouva la trace de l’équipage. Ses soupçons se confirmèrent. Grayce était bien là.

Pendant plusieurs jours, Snöfrid observa les Fer-nés. Si Grayce était là, cela devait être en rapport avec la charpenterie navale, peut-être un moyen de construire de nouveaux bateaux ou alors de développer un nouveau commerce. Gwendys était également de la partie et la veille, il lui avait semblé apercevoir le prince Theon. Cela posa quelques soucis pour la suite. Elle devait isoler son ancienne amante du reste du groupe pour avoir une chance de lui parler. Certains visages lui étaient familles et qu’importe qui ils étaient, ils avaient probablement tous de la rancœur envers elle, envers celle qui avait tué Harren Kenning. Si seulement il savait… Quoiqu’il en soit, Snöfrid resta à bonne distance et observa Grayce, se rappelant alors les moments qu’elles avaient passé ensemble, les bons comme les moins bons. Un autre jour, Grayce sembla quitter le groupe. C’était le moment. Elle la suivit de quelques pas mais sentit alors qu’elle l’avait grillé. Bien cachée sous son capuchon, Snöfrid ne se démonta pas et suivit la jeune charpentière jusqu’à une ruelle à l’abri des regards indiscrets, loin de la foule, isolée dans la ville. Les deux femmes se firent face. Près de deux années s’étaient écoulées et elles avaient déjà toutes deux bien changé.

- Je vais te le dire mais il faut que tu me promettes une chose…

Snöfrid s’enfonça plus avant dans la ruelle, enleva son capuchon et releva la tête pour que son regard croise celui de Grayce et réciproquement.

- … Ne crie pas… s’il te plaît…

Je serrais plus fort ma hache dans ma main face à la silhouette. Elle était sans doute dos au mur, mais de mon dos d’autres pouvaient venir. Et j’avais un très mauvais souvenir qui me montait à l’esprit, je sortis ma hache lentement prête à la planter dans un crâne au besoin. Toi ma belle, j’ignore qui tu es… Mais tu vas être bien reçu si tu voulais m’avoir, j’aurais peut-être dû prévenir ma sœur. Qu’importe. Ce n’était pas le moment. Je soutenais ce regard en lui ordonnant de baisser sa capuche. Enfin, rectification de me dire qui elle était. Elle voulait bien me le dire… Cette voix. J’inspirai en la suivant, ma hache toujours sortie, on ne savait jamais.

Elle m’aurait planté une dague dans le ventre pour m’arracher les entrailles… elle ne m’aurait pas autant fait mal, pas autant surprit. Ma hache glissa de mes doigts pour tomber au sol. Ne pas crier. Ne pas crier. Comment j’aurais pu crier alors qu’en face de moi, c’était ma Snofrid qui se tenait là. Bien vivante. Entière… et elle semblait même en bonne santé… Je la regardai, comme on regarde l’amour de sa vie revenue justement entre les morts. Mes genoux semblaient en gelés alors que je fis un pas en arrière, mon cœur manquant d’exploser dans ma poitrine…

« Snö… »

Fut le seul mot qui jaillit de mes lèvres alors que je la regardai toujours, l’amour. L’Amour. J’aurais pu la haïr, la détester… Mais je la rêvais encore tellement, ses sourires, son rire… Sa manière de plisser les yeux. Tout me revenait comme une claque dans la gueule, une claque dans l’abdomen. J’avalais ma salive difficilement en la détaillant avec attention.

« Tu… Tu es vivante. Tu… »

Je pleurais ? Ou je ne pleurais pas. Je ne savais même pas. J’avais du mal à respirer. Je ne savais même pas quoi dire d'autre.
   

Le monde est plein de surprises, en Westeros comme en Essos. L’emmenant dans cette ruelle, à l’abri des regards, Snöfrid ne savait pas à quoi s’attendre. Cela faisait un an et demi qu’elles ne s’étaient pas vues, si ce n’est plus. Dans ce laps de temps, beaucoup de choses s’étaient passées. Snöfrid n’avait pas pour autant oublié Grayce, son regard, son visage, son corps. En le voyant face à elle, tout lui revenait plus clairement encore qu’à l’accoutumée. Elle avait elle-même de la peine à croire que c’était bien elle. Pourtant, elle l’avait attiré jusqu’à elle, elle l’avait reconnu, elle l’avait appelé à elle. Maintenant qu’elle demeurait face à elle, que faire ? Que dire ? Elle ne semblait pas fâchée de la revoir. Elle semblait juste étonnée de la voir vivante. Snöfrid ne put passer aux côtés des larmes qui commencèrent à s’agglutiner dans les yeux de son ancienne amante. Elle s’approcha prudemment, sans violence, sans la brusquer. Elle s’approcha encore et encore jusqu’à pouvoir être à porter. La Fer-née en exil passa son pouce sur l’une de ses joues, balayant au passage les larmes qui menaçaient de s’écouler.

- C’est moi.

Elle s’approcha alors de son visage et déposa ses lèvres sur les siennes. Le baiser fut long et imbibé de souvenirs aussi nombreux que agréables pour la jeune femme. Mais ce baiser n’était peut-être pas une bonne idée, pas après tout ce qu’elles avaient vécu. Où en étaient-elles ? Grayce l’aimait-elle toujours ? Lui en voulait-elle ? Lui pardonnerait-elle sa disparition ? Il n’y avait qu’un moyen de le savoir. Brisant l’étreinte qu’elle lui avait imposée, l’ancienne capitaine se recula de quelques pas.

- Pardonne-moi… j’en avais envie… Cela fait si longtemps… je ne pensais pas te revoir un jour jusqu’à ce que j’entende parler de ton expédition et que je croise quelques membres de ton équipage.

Cela l’avait mené bien loin de chez elle, son nouveau chez elle mais Grayce représentait tellement pour elle. Même si cela signifiait la retrouver pour quelques heures ou quelques minutes, cela valait le coup. La retrouver lui permettait de s’assurer qu’elle ne lui en veuille pas. Est-ce là une quête purement égoïste ? Sans doute au fond. Quoiqu’il en soit, Snöfrid et Grayce se retrouvaient toutes les deux et elles ne pourraient aucunement se quitter comme ça.

- Nous n’avons pas beaucoup de temps. Les autres vont probablement te chercher voyant que tu es partie seule. Tolos n’est pas Pyk et je n’ai pas très envie que le prince me retrouve. J’imagine que je suis toujours dans les esprits de certains. Retrouve-moi, à la nuit tombée, aux abords de la ville, côté nord. Je t’attendrais dans une petite cabane abandonnée. Nous y serons plus tranquilles pour discuter...

Elle marqua une courte pause avant de rajouter…

- ... si tu le souhaites…

Quoiqu’elle décide, Snöfrid l’attendrait ce soir comme convenu, dans cette cabane située en bordure de ville, bien loin du centre, bien loin du port, bien loin des Fer-nés.

Je n’avais plus de salive, je ne savais plus où j’étais, qui j’étais. Je regardai la femme comme on regarde un fantôme… Cette femme à qui j’avais offert mon cœur, mon esprit et mon âme. Pour elle j’aurais brûlé en enfer. J’avais été en enfer… Et elle avait tué le démon qui hantait mes nuits… Entre cela et mes départs répétés des Îles de Fer pour Essos et au-delà… Snö. C’était bien elle. Je sentis son pouce sur ma joue essuyant mes larmes. Et elle m’embrassa. Je la pris aussitôt dans mes bras, la serrant contre moi, mes doigts dans ses cheveux, je lui rendis son baiser. Elle avait toujours goûté le paradis, mais là, elle goûtait la résurrection. Nos souvenirs heureux me revenaient en tête, nos rires, nos moments intimes. J’avais envie de plus… de la garder dans mes bras alors qu’elle rompit le charme en se reculant. Ce baiser avait un goût de trop peu… Je caressais malgré tout son visage du bout des doigts quand elle s’écarta. Reviens mon amour…

J’inclinai la tête à ses mots… Qu’est-ce que je pouvais en dire… Qu’est-ce que je pouvais dire face à elle ? Je l’admirai en silence pendant quelques secondes avant de répondre lentement.

« J’en avais très envie aussi… Je… Je te croyais… Tu as disparu après l’avoir tué… Quand Gwen ma tout raconté… Je… Oui… oui… on est ici… pour la charpenterie navale et l’exploration. »

Je ne savais plus quoi dire, penser, faire. Comme une poupée à qui on avait coupé les fils. Pas le temps… S’il te plaît, ne pars pas Snöfrid. Ne pars pas… Pas maintenant… Je comprenais ce qu’elle voulait dire. Je finis par hocher la tête à ses mots. Nuit tombée, nord, petite cabane… Je tournai la tête vers l’entrée de la ruelle.

« J’y serais. »

Je fondis sur elle, pour la tirer vers moi et l’embrasser à nouveau avec toute la passion possible avant de la relâcher.

« Tu as toujours été dans mes pensées. À demain. »

Je trouverais un moyen… Gwendys allait devoir me servir d’alibi, elle allait me tuer… Ça c’était sûr. Mais c’était mon problème ! Je jetais un dernier regard à Snöfrid avant de filer pour retourner au bateau en quatrième vitesse. Gwendys eu à peine le temps de dire mon prénom que je l’entraînais avec moi jusqu’à ma cabine. À elle, je pouvais tout dire. Je refermai la porte derrière nous à clé.

« Grayce, tu peux me dire ce qu’il se passe ?
- J’ai revu Snö.
- Quo… »

Je venais de plaquer ma main sur sa bouche pour l’empêcher de crier ou de parler trop fort.

« Chuuuut ! Ne gueule pas bordel de bouc ! »

Elle me jeta un regard noir et mordit ma main, je bondis en arrière avant de tout lui expliquer à voix très basse. Ma jumelle poussa un profond soupir.

« Et tu veux… que je te couvre demain soir ? »

Je hochais la tête et elle poussa un énorme soupir.

« T’es tarée ma pauvre. »

Je haussais les épaules cette fois en me massant la nuque. Elle poussa un long soupir encore une fois.

« T’es chiante. »

Je ne puis qu’acquiescer. Ça c’était vrai.

« Bon… D’accord… Je te couvre. Mais je te jure, t’as intérêt à être discrète et à ne pas revenir en morceaux. »

Je lui sautais au cou pour la serrer contre moi :

« Merci ! Merci ! Merci Gwen ! T’es la meilleure ! Tte’s la meilleure des sœurs.
- Ouais ! Je sais tu m’en devras une ! »

Elle me serra contre elle avec un petit sourire.

Gwendys avait trouvé une idée pour qu’on ne me dérange pas ce soir : j’avais trouvé des idées et des informations j’avais besoin qu’on me laisse tranquille et de surtout pas être dérangé. Je sortis discrètement du navire, portant une cape pour masquer mes traits, avant de me diriger vers la sortie nord de la ville jusqu’à la cabane abandonnée. J’avais quand même ma hache à la main. Je donnais trois coups à la porte.

« Snö ? »

Fis-je d’une voix basse.
   

Laissant Grayce la quitter, la laisser là, seule dans l’ombre, Snöfrid était étonnamment toute retournée de revoir son ancienne amante. Toute l’affaire avec Harren les avait fait s’éloigner et se perdre. Snöfrid en voulait encore à son père et à sa mère d’avoir accepté de la marier à cet être abominable. Pourtant, elle l’avait aimé, sincèrement, tendrement, passionnément mais leur histoire n’était pas faite pour durer. La mort d’Harren avait complètement chamboulé ses plans. Aujourd’hui, elle vivait en exil, loin de sa terre natale, loin de sa famille, loin des gens qu’elle aime. C’était une déchirure quotidienne. Sa petite sœur Solveig lui manquait terriblement. La nuit, durant son sommeil, elle avait des bribes de ce qu’il s’était passé cette nuit-là sans forcément se souvenir de tout. Au fil des lunes, les morceaux se recollaient petit à petit mais rien de précis ne se créait dans son esprit. Elle occultait, consciemment ou inconsciemment, la nuit de noces, la nuit de la mort d’Harren. Installée tels les nomades Essosis qui passaient par là, Snöfrid eut du mal à s’endormir cette nuit-là, pensant à Grayce, revoyant son visage dans son esprit, parasité par celui d’Harren qui venait constamment la hanter. Gardant précieusement sa dague près d’elle, elle finit par s’endormir, rêvant alors d’un tout autre visage, bien plus apaisant cette fois.

Le lendemain matin, Snöfrid déplace son petit campement, ne voulant pas que les Fer-nés qui se baladaient à Tolos ne la retrouvent. Quelle belle prise elle ferait ! Nul doute que ce qui l’attend sur les Îles, si elle y revenait, était la mort. Mais Snöfrid ne voulait pas mourir, pas maintenant qu’elle avait une mission de la plus haute importance. Mourir peut attendre. Au cours de la journée, elle prépara le terrain pour sa nouvelle rencontre avec Grayce. Passant, incognito, dans les ruelles de la vie, elle fit quelques emplettes au marché. Elle n’y resta pas longtemps puisque quelques anciens compatriotes s’étaient montrés. La jeune femme ne voulait pas prendre le risque d’être reconnue par ces bougres. Pire encore, si des Fer-nés se trouvaient sur cette place, elle imaginait aisément que le prince Theon pouvait ne pas être loin. Les retrouvailles seraient sans doute moins joyeuses. Pourtant, Snöfrid appréciait énormément son cousin. Mais il était également un ami proche d’Harren. Tout le monde connaissait l’homme mais ce n’est pas pour autant qu’il donnerait raison à celle qui était accusée de l’avoir tué.

En entendant les petits coups à la porte et la voix murmurée de Grayce, Snöfrid vint ouvrir la porte du cabanon abandonné dans lequel elle attira la Bonfrère. Regardant ensuite aux alentours si elle n’avait pas été suivie, Snöfrid ferma derrière elle.

- Tu n’as pas été suivie.. ? Gwendys te couvre, j’imagine ?

Snöfrid était mitigée quant au fait que Grayce l’ait probablement dit à sa sœur mais il s’agissait là de sa jumelle. Elle savait à quel point elles étaient proches. Elle ne dit rien sur ce point. Elle voulait juste savoir si elles pourraient faire confiance à Gwendys dans ce contexte. Ce n’est pas juste une visite de courtoisie de Grayce comme du temps où elles étaient sur Harloi ou Pyk. Là, la charpentière Fer-née venait voir en cachette une meurtrière recherchée. Si seulement, il savait la vérité…

La porte s’ouvrit pour faire apparaître Snöfrid qui m’attira à l’intérieur en regardant derrière moi. Je pouvais comprendre son inquiétude et sa tension. Elle avait tué un homme pour certains. Un sac à merde et un chien pour moi… Qu’importe. J’avais envie de lui sauter dessus, de lui faire mille outrages pour certains, mille honneurs pour d’autre. Je la regardais, comme on redécouvre le visage de l’Amour en personne. Je secouai la tête à ses mots.

« Non, j’ai fait attention. Oui, Gwen me couvre, tu te doutes bien. Elle nous a toujours couvertes. »

J’attendis quelques secondes, qu’elle se détende en regardant tout autour de moi avant de tendre la main pour caresser la joue de Snöfrid, pour m’assurer qu’elle était bien réelle… Oui… Oui elle était là… J’avançais d’un pas pour venir l’embrasser avec douceur, goûter à nouveau ses lèvres et son odeur. Je glissai une main sur sa joue avant de reculer.

« Pardonne-moi… j’en avais envie… »

Je reprenais sans honte aucune ses mots… Mais qu’importe, je me reculai à nouveau pour m’asseoir sur un tabouret, je ne savais pas quoi faire de mes mains, comme toujours. Je tripotais l’attache de ma cape machinalement, elle le savait, je ne faisais pas exprès, mais j’avais besoin de m’occuper les mains. La dernière fois que nous avions passé du temps ensemble… J’avais passé l’heure à la tripoter elle tout en discutant.

« Je… »

Je ne savais pas par où commencer… Je tendis les mains vers les siennes pour les prendre et déposer un baiser sur chacune de ses mains. J’avais besoin d’elle.

« Tu m’as tellement manqué Snö. Tu ne peux pas savoir à quel point… Je suis partie à Esso… J’ai cru… plusieurs fois j’ai cru te voir… J’ai eu envie que ce soit toi… Père avait appris par Harren Kenning pour… nous… Et lui… »

Je la tirais vers moi pour la prendre dans mes bras, poser mon visage sur son ventre. J’en faisais encore des tas de cauchemars… Je n’arrivais pas à prononcer les mots.

« J’ai cru crever… Entre ses mains… »

Finis-je par dire d’une voix étouffée.   

Du temps où Snöfrid vivait encore sur les Îles, elle avait toujours senti que les jumelles Bonfrère ne formaient qu’un être soudé. Elles se disaient tout et il n’était donc pas étonnant que Gwendys soit déjà au courant que Snöfrid soit dans les parages. La jumelle couvrait sa sœur. Aussi, il fallait espérer qu’elle ne la couvre pas pour de faux et que d’ici quelques minutes, elle voit débarquer des Fer-nés, pire, le prince Theon. Elle ne voulait vraiment pas retrouver ses autres congénères. Revenir sur les Îles lui était impossible. Elle le savait. Elle en avait conscience. Puis, pour quoi faire ? Retrouver son père, Payton, cet homme qui n’a jamais montré le moindre intérêt pour sa fille ? Qui l’a laissé devenir capitaine par dépit, comme si c’était un simple caprice ? Retrouver sa mère, Neda, cette femme qui préférait Noane à sa fille aînée ? Qui voulait faire d’elle une dame telle qu’il en existe sur le continent ? Retrouver les Kenning, cette famille trop orgueilleuse pour accepter le fait que la mort d’Harren leur sert plus qu’elle ne leur fait défaut ? Qui veulent sûrement la mettre à mort pour cet acte ? Il ne lui reste plus grand monde sur les Îles à part Grayce et sa sœur Solveig. Bien sûr, elle pensait également à Asha. Bien que les années les aient séparés, Snöfrid ne pouvait pas oublier cette amie si chère à son cœur pour qui elle aurait tout fait.

- Je…

Snöfrid fut interrompue par le geste inattendue de Grayce qui vint l’embrasser. Elle ferma les yeux et se souvenait alors de tous ces moments passés ensemble. Seulement, tout n’était pas comme avant. Même si les années ne s’étaient pas encore envolées, quelque temps s’était écoulé depuis la dernière fois qu’elles s’étaient vues. Elle la laissa l’embrasser et lui poser une main sur sa joue. Snöfrid rouvrit alors les yeux mais ne lui rendit pas ce baiser volé. Elle ne savait pas trop comment elle devait réagir, ce qu’elle devait faire face à son ancienne amante. Elle se laissa alors faire et l’écoutai avec attention. Grayce lui prit les mains et les embrassait tandis qu’elle lui clamait le manque qu’elle avait ressenti. C’est alors que ses mots percutèrent la Fer-née silencieuse. « J’ai cru crever… Entre ses mains… » Snöfrid se demandait bien ce qu’il avait pu se passer entre Harren et Grayce. Cet homme avait ainsi pourri la vie à bon nombre de personnes et la jeune femme n’était clairement pas au bout de ses surprises le concernant.

- Que s’est-il passé ?

Elle sentit Grayce mal soudainement. Passée l’émotion de revoir la capitaine, la charpentière semblait en proie à un mal plus profond. Snöfrid s’approcha d’elle, réduisant la distance entre leurs deux corps. Gardant ses mains dans les siennes, elle en oublia ce pourquoi elle était là puis poursuivit d’une voix douce.

- Grayce… dis-moi… Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

Était-ce utile de savoir ? Elle n’en savait rien. D’autant qu’il était mort désormais et qu’il ne pouvait plus rien faire à personne. Sur le moment, bien que présente pour Grayce, la Fer-née se demandait égoïstement comment elle avait pu aimer un jour cet homme.

Je restai silencieuse à la question de Snofrid, des éclairs de souvenirs me revenant et je sentis mes mains commencer à trembler… et cela se propagea légèrement à mon corps alors que je tenais toujours ses mains. Je m’accrochai à elle de toutes mes forces en silence, refusant de répondre pour l’instant. Je baissai les yeux alors qu’elle s’approcha de moi. Je la tirais plus proche de moi pour enfouir mon visage contre son ventre, je tremblais. J’étais de retour là-bas… Deux lunes… Je n’arrivais pas à parler, je fermais plus fort les yeux pour éviter que les larmes ne me montent trop facilement avant de prendre la parole, la gorge serrée.

« Il m’a choppé… Y a deux ans. J’rentrais du boulot d’nuit. Il m’a choppé pour m’traîner sur son bateau. Parce qu’il savait… pour nous… Il m’a dit ça, cette nuit là « Ça fait très longtemps qu’j’ai plus démoli personne. J’aime voir la douleur ; j’aime l’entendre aussi. Et quand elle vient d’une femme… »… C’est resté dans ma tête… »

Pas que ça, il y avait tant de choses qui était resté dans ma tête. C’était pour cela que je dormais encore parfois avec Gwendys… Parce qu’elle me rassurait. Je continuai d’une voix lointaine alors que je revivais tout cela :

« Il disait qu’t’étais à lui… Et qu’j’avais pas à m’mettre sur son chemin… Qu’j’resterais dans sa cale pour qu’il s’amuse vec moi. »

J’eus un haut-le-cœur alors que j’étais de retour, à peu de choses près dans cet endroit nauséabond… où il s’était passé tant de choses horribles, qu’on ne pouvait pas imaginer. Père aurait préféré que j’épouse un serf… que de savoir ce qu’il s’était passé dans cette cale. Je ravalai toutes mes larmes avant de continuer avec difficulté.

« Ça a duré deux lunes… J’ai cru qu j’allais d’venir folle Sno… J’me suis accrochée à toi… et aux bateaux, j’construisais un bateau dans ma tête, j’faisais tout un tas de calculs… juste pour pas d’venir folle. Et j'me disais que tant qu'il… s'amusait avec moi, au moins il te tapait ou s'en prenait pas à toi. J’crus qu’en étant libre ça s’rait derrière moi… Sauf qu’la prévenu mon père… J’supportais plus qu’les hommes m’touchent… Même mes frères, j’ai cru qu’j’allais crever Gran alors qu’l’avait juste posé ma main sur mon épaule… C’est Gy qu’m’a retenu… J’en… pouvais tellement plus… qu’j’ai failli sauter d’la tour de Cormartel… C’est Gwen qui m’a r’tenu… Mon père m’a envoyé chez l’cousins… pour que j’sois éloignée de tout et qu’j’me sente mieux. »

Cela avait aidé… Un peu. Je sentais les larmes rouler sur mes joues. J’inspirais profondément.

« J’pensais à toi. Tous les jours… Puis j’suis partie à Essos, avec la bénédiction d’père… Juste pour m’éloigner d’tout ça. Et pour étudier. Puis… quand j’suis r’venue, Gwen m’a appris qu’t’avais butté mon cauchemar. »

J’étais prête à repartir à Essos à ce moment-là, même en barque, Gwen m’avait retenu. J’inspirais profondément pour chasser tout le reste de mon cœur. J’essuyais mes joues d’un revers de main. J’aurais peut-être dû crever dans cette cale… peut-être. Je relevai les yeux vers Snofrid.

« J’suis… j’suis tellement désolée… »

De quoi ? Je n’étais pas sûre. De lui avoir raconté tout cela ? Cela allait mieux… mais est-ce que vraiment un jour je serais débarrassée de ces souvenirs ? Je ne savais pas. Mais… Sno avait demandé et j’avais raconté. Tout mon corps était encore tendu, tremblant de tout ce que je venais de confier.

Snöfrid écoutait Grayce silencieusement, les yeux s’imbibant de quelques larmes. Peu de temps avant son mariage avec Harren, ce-dernier avait fait vivre mille et un malheurs à la charpentière qui avait hanté longtemps son cœur. Par ses péripéties sur le continent oriental, Snöfrid arrivait à oublier son ex-époux. Il n’avait pas eu le temps de la violenter physiquement. Elle l’avait arrêté avant. Grayce, elle, l’avait subi pendant deux lunes, deux longues lunes. À mesure que la Fer-née poursuivait son récit, Snö se mordait intérieurement la joue et serrait les poings. Tout cela était sa faute, de leur faute, de leur histoire, de cette histoire qui les avait intimement liées toutes les deux. Les souvenirs se mélangeaient, entre les bons et les mauvais. La tristesse et la culpabilité s’installèrent tandis que Grayce pleurait pendant son récit horrible. Harren était un être abominable et le tuer avait été une délivrance autant pour l’ancienne capitaine que la charpentière. Cette délivrance aurait pu leur permettre de se retrouver mais il ne faisait aucun doute que Snöfrid était encore recherchée par les Fer-nés. Nul doute subsistait sur ce qui l’attendait si elle revenait chez elle. Elle ne pouvait pas retrouver Grayce. C’était impossible. Leur amour était impossible. Le doute s’installa à nouveau en elle. Pourquoi était-elle là ? Pourquoi avait-elle décidé de revenir dans la vie de Grayce ? Deux ans s’étaient écoulés et pourtant, énormément de choses avaient changé.

- Tu… tu n’as pas à être désolée. JE suis désolée. Tout ceci est de ma faute.

Elle s’approcha de son ex-amante, prenant ses mains dans les siennes. Les deux femmes pleuraient. Les deux femmes avaient subi la haine et la cruauté du même homme mais à deux échelles différentes. Aujourd’hui, Snöfrid regrettait tout ce qui s’était passé. Ce premier pas fait vers Grayce, ces retrouvailles en secret, cet amour impossible, cette histoire qui ne mena qu’à la honte, la mort et le déshonneur. Elle serra fort ses mains dans les siennes, les larmes coulant le long de ses joues. Le regard dans le sien, Snöfrid ajouta alors, dans un murmure.

- Nous n’aurions jamais du nous embrasser ce jour-là, nous n’aurions pas du…

Snöfrid s’interrompit, brisant le contact entre la charpentière et elle. Ce n’était finalement pas une bonne idée.

- Je n’aurai pas du te suivre… Je n’aurai pas du revenir vers toi…

Elle s’éloigna de Grayce comme pour partir, la quitter de nouveau, la laisser reprendre sa vie. Elle n’aurait jamais du revenir, la suivre jusqu’à Tolos. Chacune avait leur vie désormais et ressasser ce passé révolu était purement égoïste. Snöfrid s’en rendait compte désormais. La main sur la porte, elle s’arrêta comme si une force l’empêchait de partir mais ne se retourna pas. Elle ne pouvait pas regarder Grayce dans les yeux, pas après tout ce qu’elle venait de lui dire. Ces révélations faisaient mal. La vérité faisait mal. Les souvenirs faisaient mal.

Je restais silencieuse face aux mots de Snöfrid. Elle pleurait, tout comme moi. Mais elle semblait regretter. Je me sentis pâlir et me levai alors qu’elle tentait de partir. Je me dirigeai aussitôt vers elle, plaquant ma main contre la porte en posant mon front contre le sien. Non. Non c’était hors de question… Que je regrette… Qu’elle regrette… tout ce que nous avions vécu… Je glissai ma main sur sa joue en respirant profondément son odeur sans la lâcher des yeux les miens plantés dans les siens.

« Tu as bien fait. »

Fis-je entre mes larmes. Je glissai mon pouce sur sa joue pour essuyer ses joues en douceur. J'avais l'impression d'avoir des pattes d'ours comparé à la douceur de sa peau.

« Snöfrid. Je ne… je ne regrette rien. Pas une minute de notre histoire, aucun de nos baisers, de nos sourires… Aucunes des secondes que j’ai pu passer avec toi. D’accord ? Je t’aime. Même après deux ans… Je ne t’ai pas oublié, tu restes dans ma tête et dans mon cœur. Tu as bien fait de venir me voir. Moi je ne le regrette pas. »

Je glissai doucement ma main sous son menton, mon regard se fit légèrement plus suppliant que j’en aurais eu envie.

« S’il te plaît Snö. Ne regrette pas cela… Ne regrette pas d’être venue nous voir… Ne regrette pas ce que nous avons partagé. Est-ce que c’est notre faute si le monde est pourri ? Si on n’a même pas le droit de s’aimer ? Est-ce que… tu regrettes vraiment nos moments ensemble ? Que nous nous sommes aimé ? Tu le regrettes vraiment ? »

La question se posait, n’est-ce pas ? Je gardais la main contre la porte pour l’empêcher de partir ainsi. Je glissai ma main sur celle qui tenait la poignée. Sa chaleur…

« Tu m’as manqué. Je ne mentirais pas. Tu m’as manqué Snöfrid. Et jamais je ne regretterais pas du tout notre histoire, même s’il y a eu ce sac à merde. Je le revivrais. Encore, si cela me permet de vivre une histoire avec toi. D’accord ? Comme je ne regrette pas que tu sois venue me voir. Cela me rend heureuse de te voir. »

J’essayai de lui faire passer tout ce que je ressentais, je repris la parole une dernière fois. Légèrement suppliante.

« Ne regrette pas… s’il te plaît. Ne regrette pas ce que nous avons vécu… Et d’être venue me voir… Parce que je ne le regretterais pas… »

S’il te plaît Snöfrid… Ne le regrette pas…