Fragments of hope ☾ Selyse

Ses poumons se remplissaient d’air, doucement, difficilement, pour ensuite se vider avec cette même lenteur. Elle continuait cette mascarade, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle se décide enfin d’ouvrir les yeux. Le temps d’un souffle coupé, Selyse se retrouva au milieu du jardin, entourée par ses magnifiques buissons fleuris et protégée de la fine pluie par ses arbres luxuriants. Pourtant, bien qu’heureuse d’être à l’extérieur, elle ne se souvenait plus des raisons qui l’avait menés jusqu’ici, ni comment elle y était parvenue. Surement pour profiter de cette belle journée embrumée, pensa-t-elle. Ses longs doigts caressaient les pétales de certaines roses, les observants de près, pour les délaisser au profit de d’autres fleures. Un sourire de satisfaction se dessinait alors sur ses lèvres, fière du travail accompli, jusqu’à ce qu’un détail attira son attention. Une tache de sang se frayait un chemin dans le creux d’une rose blanche, puis une autre. Toutefois, cela ne l’inquiétait pas, elle haussa les sourcils et se détourna de ses rosiers.

Tandis que l’insulaire avançait, son attention se focalisant sur le sol, elle ne prêtait aucune œillade à ce qui se passait autour d’elle. Si elle était apaisée par son jardin, tout ce qui l’entourait n’était que chaos et destruction. Le monde semblait s’effondrer, des bouches béantes sans hurlement, du sang nourrissant la terre, des visions d’horreur, des cadavres jonchant les parterres fleuris, tout ressemblait à une scène de bataille. Et tandis que tous courraient pour sauver leurs vies, utilisait les armes pour se défendre, Selyse regardait ses pieds et se demandait pourquoi elle ne portait pas de chaussure. Sa peau ivoirine était tachée de quelques gouttes de sang, écorché à quelques endroits. Son regard restait figé, happé par cette vision, ignorant du mieux qu’elle pouvait le reste autour d’elle.

Aucun son ne parvenait à elle, comme si des mains invisibles serraient de toutes ses forces ses oreilles, l'obligeant ainsi à rester dans ce silence assourdissant. Il s'était abattu sur son île, forçant quiconque a la censure, et dès lors, plus rien ne semblait émettre le moindre bruit. Pas une seule résonance, juste une insonorité malaisante qui s'était immiscée sur sa terre. Pourtant, elle entendait bien quelques choses, l'écho lointain de son cœur qui pulsait dans ses tympans, offrant un support à sa respiration et une mesure à ses pas. Selyse refusait de s’arrêter, car elle avait l’impression de s’enfoncer dans le sol, de s’enfoncer dans la glaise. Elle avait cette sensation boueuse sur sa peau, mais lorsqu’elle regardait ses pieds, elle flottait dans les airs. Son talon effleurait à peine l’herbe, elle était comme le vent, provoquant un léger mouvement à peine perceptible à l’œil nue. Selyse se laissait porter par l’air. Et lorsque le vent se leva, il emporta ses cheveux humides derrière ses épaules, ce n’était pas la pluie qui tombait, mais des larmes ensanglantés qui dégringolaient du ciel.

Elle avançait doucement, évitant certaines personnes qui courraient vers elle, étrangement, elle était ignoré par les assaillants. Ou alors, les épées passaient au-dessus de sa tête, frôlant ses bras, la lame froide caressant sa peau délicate. Alors que son île s’écroulait, rien n’avait d’importance, hormis retrouver ses chaussures, comment pouvait-elle fuir sans être correctement chaussé ? Comme sans but, elle continuait d’avancer, tentant de se remémorer où elles pouvaient être.

Au loin, elle vit son château, sa maison brûler. Et ce fut une révélation, ses chaussures, c’était Maiane qui les avaient. Alors, elle se mit à courir, butant contre les corps, marchant sur leurs épées, glissant sur le sang. Elle n’avait qu’une seule idée en tête, retrouver sa sœur, c’était devenu vital. Une urgence, une nécessité si importante qui lui arrivait de prendre appui sur les cadavres pour se relever. Mais plus elle essayait de se remettre debout, plus elle s’alourdissait. Elle sentait des mains tenir fermement ses jambes, des doigts s’enrouler dans ses cheveux, des ongles griffant sa peau. Les morts se relevaient, ils voulaient qu’elle les rejoignent. Son peuple réclamait du sang. Selyse se débattait, hurlait à s’en briser la voix, mais cela les énervait davantage. Ses bras se levaient frénétiquement, gesticulant dans tous les sens, jusqu’à ce qu’elle émergea enfin de son sommeil sous le coup d’une douleur, bien réelle.

En sueur, l’insulaire se tenait assise dans son lit, entouré par la pénombre. Elle sentait le goût du sang dans sa bouche, elle s’était mordu la langue tant la panique l’avait assaillit. Son cœur battait tellement fort qu’elle avait l’impression d’être secoué par des mains invisibles. Doucement, elle se remit dans son lit, mais se recroquevilla, comme une enfant effrayée sans personne pour veiller sur elle.

Assise dans son lit, les bras autour de ses genoux noueux, Selyse reprenait son souffle. Doucement, elle arrivait à reprendre le contrôle de sa respiration, du battement de son cœur, de ses pensées. Il lui fallut quelques minutes en plus pour véritablement redevenir elle-même. Ses yeux s’habituaient difficilement aux rayons du soleil qui s’infiltraient à travers les carreaux de sa fenêtre. L’aube s’était levée depuis longtemps, et avec lui, sa possibilité de rattraper son retard. Les missives s’étaient entassées dans un coin de son bureau, celles que son époux avait abandonnées, préférant courir après ses filles, nourrir les animaux, faire tout et n’importe quoi plutôt que de se charger de ses corvées. Il était temps qu’elle reprenne les choses en main. Laissant ses jambes glissées sur son lit, elle ressentit une petite douleur aigüe.

Son ventre portait encore les stigmates de sa grossesse, il était encore rond, flasque, vide. Désespérément vide. Selyse ne se supportait pas enceinte, ses jambes étaient lourdes, ses seins douloureux, elle était trop impotente, incapable de faire le moindre mouvement sans avoir l’impression d’être une véritable barrique. Durant ces longs mois de calvaire, elle évitait les miroirs, le reflet de son corps modifié était intolérable. Porter un enfant devait être la plus belle chose au monde, sa mère avait adoré cette sensation, sa sœur affichait ce sourire béat sur les lèvres. Elle se rappelait distinctement la voir, déambuler dans les couloirs de Houëttlord, les mains poser sur son ventre arrondit. Mais malgré tout ses ressentiments, son besoin de cacher son état aux yeux du monde, Selyse se sentait inoccupé. Drôle de sensation qu'elle ressentait à ce moment précis. Elle qui haïssait l’enfantement, elle haïssait de ne plus le porter.

Inspirant une nouvelle fois, elle mit ses pieds sur le sol. Le contact froid avec la pierre la fit frémir, mais elle appréciait cette impression, car cela lui rappelait qu’elle n’était plus dans un cauchemar. Elle était dans la réalité. Tout ceci était réel. Selyse se hissa de son lit, difficilement, douloureusement. L’ensemble de son corps était encore endolori par l’accouchement, aucun muscle n’avait été épargné par l’effort et à ce moment précis, il lui faisait payer. Peut-être que c’était cela qui lui faisait le plus peur dans la maternité, qui l’empêchait d’apprécier véritablement une grossesse, parce que le prix était parfois trop élevé. Combien de femme mourrait en couche ? Combien d’entres-elles n’étaient qu’un instrument ? Ne pouvaient-elles pas juste être une femme, sans enfanter ? Et ce corps qu’elle aimait tant, devait-il réellement subir tout ceci ? Les hommes ont leurs guerres, les femmes ont leurs accouchements.

Selyse fit appeler sa servante, qui mit bien trop de temps à arriver à son goût. Elle se dandinait devant elle, soulevant ses robes, le sourire aux lèvres, comme si elle savait quelques choses qu’elle ignorait. La dame de La Baërre était soupçonneuse, elle l’observait, tourner autour d’elle. Même lorsqu’elle coiffait sa longue chevelure blonde, elle resta muette, attendant qu’elle dévoile enfin son petit manège. Que pouvait bien dissimuler ce rictus de joie ? Un amant ? Allait-elle oser la quitter pour un mariage sans importance ? Le regard acerbe de la jeune femme la fixait, mais cela ne décourageait pas la servante. Non, plus elle se renfrognait, plus la domestique étincelait. « Souhaitez-vous que j’aille faire chercher votre fille ma dame ? », dit-elle, les yeux pétillants de plus belle. C’était donc cela. Toute cette bonne humeur, c’était pour Dorcas. Quelques parts, elle préférait que ça soit cela, qu’elle se dandine pour un bébé plutôt que de se séparer de cette servante. Un bon personnel, ce n’était pas facile à trouver. Repoussant sa main de ses cheveux, Selyse fit non de la tête. Il était hors de question qu’elle sourit encore davantage. Ce n’était pas elle qui l’avait mise au monde, sentit tout son corps ce déchirer pour laisser passer un petit humain. Et donc, elle n’avait pas le droit d’être aussi heureuse de voir sa fille. Elle ne lui ferait pas ce plaisir. « Peut-être plus tard », ajouta-t-elle, un sourire en coin. Elle avait gagné. Et la servante avait perdu. Son rictus de bonheur se mua en une moue enfantine. Se levant de sa chaise, se fit à son tour, de sourire à pleine dent.

Quittant sa chambre, suivit de près par sa domestique, la Dunn avança dans les longs couloirs ensoleillés de son château. Et se dirigea instinctivement vers son singe, le cadeau que son oncle venait de lui offrir pour la récompenser de son sacrifice. Tout le monde offrait des présents pour fêter l’arrivée de l’enfant, mais qu’avait-elle reçue elle ? Des vergetures, des douleurs à des endroits qu’elle ne voulait pas penser, la crainte de ne pas survivre, des mains la touchant de partout… Elle héritait d’un enfant, un faible prix pour toutes ses épreuves.

L’ensemble de son corps protestait contre les épreuves qu’il venait de subir, il était douloureux, courbaturé de partout. Au moindre mouvement, ses muscles se tendaient avec violence, la rappelant à l’ordre. Ils se tordaient dès qu’elle faisait un pas devant elle, boitant presque, car marcher lui demandait un effort considérable. Ses parties intimes étaient encore sensibles, et ses pertes… Dans le fait de devenir parent, c’était l’épreuve de l’enfantement qu’elle haïssait le plus. Elle en avait vécu deux, presque similaire à ses souvenirs. Son ventre, encore déformé par les stigmates d’une grossesse, était encore bien arrondit. C’était désespérant. Le matin même, elle s’était postée devant son miroir et avait observé ce corps qui avait abrité la vie. En se regardant, elle eut l’impression que chaque grossesse l’enlaidissait davantage. Et que dire de cette poitrine tumescente et douloureuse.

Instinctivement, Selyse mit ses mains sur son ventre déserté, sans s’en rendre vraiment compte. Un geste pour dissimuler ce petit embonpoint ou seulement par habitude, dans les deux situations, cela l’agaçait profondément. La tête haute, elle mit un pied devant l’autre, grimaçant à certains moments. La Dunn essayait de transparaître aucun signe de faiblesse, mais les tourments qui tiraillaient l’ensemble de son utérus et de ses parties intimes étaient parfois de l’ordre de l’insupportable. Et alors qu’elle se dirigeait vers son jardin, elle maudissait sa mère. Jamais elle ne l’avait préparé à être… Une mère. Elle a tout appris en arrivant à La Baëre, le devoir conjugal, la conception d’un enfant, la mise au monde de ce même enfant. Tout ceci, elle ne l’avait apprit que sur le tard.

L’insulaire descendait lentement les grandes marches du couloir ouest, suivit de près par sa servante qui boudait silencieusement. Elle n’avait pas besoin de voir son bébé humain, mais son bébé singe. Son oncle était arrivé, quelques heures après le départ d’Elias. Il avait des histoires à raconter, des paysages à décrire, mais surtout, un « homme-singe » comme cadeau. Il connaissait que trop bien son amour pour les animaux exotiques, passion qui lui avait transmis lorsqu’elle était plus jeune. Alors il était arrivé, en compagnie de son épouse, avec cette petite boule de poil orange dans les bras. Selyse était bien plus heureuse d’avoir cet animal que d’avoir un enfant.

L’animal était encore effrayé par son nouvel environnement. Mais doucement, il commençait à s’habituer doucement à sa présence. Hier, elle avait réussi à lui caresser la tête. Doucement, elle s’installa sur une chaise, et resta silencieuse, attendant que le primate vienne à sa rencontre. « Je pense que je vais t’appeler Martina », dit-elle en souriant. C’était le nom de son ancienne domestique, celle que Lowa lui avait volé. Car oui, elle avait perdu sa guerre contre la vieille femme, ce qui avait provoqué son accouchement. Tellement en colère d’avoir à trouver une nouvelle servante digne de ce nom, elle avait perdu les eaux.    

Selyse l’apprivoisait, petit à petit, lui donnant des morceaux de fruits, ou restant immobile pour ne pas l’effrayer. Elle avait l’impression qu’au moindre mouvement, Martina s’échapperait dans le sens inverse. Il lui fallut au moins une bonne heure pour qu’elle accepte de se rapprocher, et une heure de plus pour grimper sur elle. Ses longs doigts fins s’enroulaient dans les poils roux de son singe, tout de suite, elle se mit à sourire. Heureuse d’avoir réussi à créer un lien. C’était bien plus gratifiant que de s’occuper de Dorcas qui devait être choyée par ses nourrices.

Le jeune singe jouait dans son coin, mais gardant un œil sur sa mère de procuration. Selyse ne savait pas réellement ce qu'il pensait d'elle, si sa vie sur son île lointaine lui manquait, ou s'il profitait pleinement de sa nouvelle existence auprès des Dunn. Souriant à l'animal, elle reprit sa plume et continuait de coucher sur le papier les idées qui lui venaient à l'esprit. Puis, lorsqu'elle avait enfin fini de faire le tri, de numéroté l'ordre des informations et de s'assurer que rien ne manque, elle prit un autre parchemin. Après un autre regard vers Martina, elle commença sa lettre. Les courbes en arabesque de son écriture parfaite ondulaient sur le papier, chaque détail, chaque fait, tout était parfaitement notifié. Selyse essayait d'être la plus concise et la plus neutre possible. Elle voulait que Layla puisse faire sa propre opinion sur la situation, comme elle l'aurait faite à sa place.

Selyse n'était pas aussi doué avec les mots qu'Olene, ni aussi bonne narratrice que Layla, mais elle était assez fière du résultat. Sur ce parchemin, elle avait dévoilé le secret de Maïanne, sa grossesse dissimulée aux yeux de tous et la mise au monde d'une petite fille derrière les grands murs de Houëttlord. Puis, elle décrit les décisions prises par leur parent, celle de confier cet enfant à un autre couple et de préserver l'honneur de Maïanne. Elle écrivait chaque événement avec une chronologie parfaite, car tout résidait dans les détails. Elle clôtura le premier paragraphe, pour entamer le deuxième, exposant tous les fait concernant son envie de reprendre sa fille et d'aller vivre son idylle avec ce porc de Fer-né. Rien que l'écrire lui donnait des hauts de cœur. Penser à lui lui faisait mal dans l'estomac, c'était devenu physique.

Doucement, elle en arrivait à la conclusion de sa missive, sur l'idée d'Elias qui avait germé doucement dans son esprit embrumé par autant d'informations. Il voulait adopter la fille de Maïanne, accueillir ce duo malheureux pour l'intégrer à sa propre cellule familiale. En réalité, elle aurait aimé écrire à quel point cette idée l'effrayait, a quel point elle ne voulait pas de cet enfant chez elle, mais Selyse préférait garder sous silence sa peur. Elle n'était pas rationnelle, elle en avait bien conscience. Bien sûr, elle pouvait encore faire marche arrière, rien n'avait été planifié, ses parents ignoraient encore qu'elle était dans la confidence, mais elle avait le sentiment d'être piégé. La Dunn avait promis, elle avait voulu l'aider. Contrairement à Elias, son envie de protéger les siens était parfois... lourd à porter. Selyse était comme tous ses nobles, terrifié à l'idée de faire des vagues et d'être pris pour cible par les ragots.

L'ancienne Houëtt se mit à relire son écrit, corrigea des petites fautes dispersés, et signa. Lorsqu'elle enverrait cette missive, il n'y aurait plus de marche en arrière. Layla donnerait son avis, elle serait sûrement aussi révoltée qu'elle l'avait été et peut-être, elle proposerait un autre plan d'action. Ce qui l'arrangerait grandement. Mais au fond d'elle, Selyse savait que c'était la meilleure solution, pour tout le monde... sauf pour l'honneur de la famille Dunn. Heureusement, Elias n'en avait que cure pour l'image des siens. Et elle, elle fera avec...