L’an 302, lune 12, semaine 1, jour 1
Ma prodigieuse amie,
C'est aujourd'hui. Je peine encore à le croire. Nos hommes quittent les terres de leurs ancêtres pour répondre à l'appel du Nord. Depuis quelques jours, je les voies serrer leurs proches dans leurs bras, embrasser leurs enfants, étreindre leurs épouses. Ils murmurent ses quelques mots précieux, ceux qu'on retient vraiment car ils seront peut-être les derniers. Je reste impuissante devant ce sinistre spectacle, avide de bras qui m'enlacerait, sans me lâcher. Lorsque je regarde ma fille qui dort à côté de moi, je me dis que j'ai au moins réussi à lui épargner cette séparation déchirante, qu'elle ne connaîtra pas cette peur constante. J'imagine qu'elle la portera quand même, mais sans vraiment en comprendre le sens. Chaque jour, elle sera confrontée aux visages déformés par la peur, bercés par le silence pesant du château... Je ne pourrais pas la protéger des émotions des autres, des miennes, mais elle ne vit pas ces adieux. C'est ma seule consolation et pourtant...
Ce matin j'ai eu cette vision fuguasse qui m'a glacé le sang, lui qui se tient à genoux devant cette merveilleuse petite fille, il lui sourit pour la rassurer, entortille ses longs doigts fins dans sa chevelure bouclée et formule tout un tas de promesses irréalisables. Il finit par la faire rire en chatouillant son petit ventre. Entendre ce gloussement enfantin est un véritable baume pour son cœur, mais il garde sur lui cette tristesse qui a envahi ses traits. Une émotion qu'elle semble ressentir car elle se blottit dans ses bras, chuchotant des mots que je ne peux pas entendre, mais si je le pouvais, ils fissureraient mes derniers remparts. Je le vois pleurer dans les boucles blondes de Rosenn, un père et une fille se serrant dans les bras, sans jamais vouloir se quitter . Une vision que je n'aurais jamais, car lui n'est pas ici. Lui ne connaît même pas son existence. Lui a pris un tout autre chemin depuis son mariage. Ce lui dont tu connais à présent le nom. Je prends seulement conscience du poids que je partage à présent avec toi. Combien d'informations précieuses j'ai égrenés au fils des ans ? Je serais une piètre espionne.
Je l'ai revu... À une réception organisée dans le Val, lui auprès de son épouse, souriant comme s'il était l'homme le plus heureux. Je suis restée aux côtés de mon seigneur, portant son fils dans les bras, l'observant charmer toutes les personnes qui l'entouraient. Et alors que je pensais en avoir fini avec lui, avoir fait la paix avec mon passé, avec mes sentiments pour lui, j'ai ressentie une vive envie de le frapper. De le mordre. Le pousser dans les escaliers. Juste pour qu'il souffre. Juste pour qu'il ressente ce que je vivais à ce moment-là. J'ai pris amèrement conscience qu'à cet instant précis, coincé avec un enfant dans les bras, j'étais rouge de colère. D'envie. De dépit. Elle était dévorante, décuplée par son absence et par le manque que j'avais ignoré jusque-là. Lui et son épouse n'étaient pas souvent à côté, mais le simple fait de les savoirs tous les deux dans la même pièce m'étaient insupportable. Et ma présence ne semblait aucunement le déranger, comme si je ne représentais rien, comme si toutes ces années passés ensemble n'étaient plus qu'un souvenir, un grain de poussière qui finirait par disparaître. Je ne m'attendais pas à des larmes, seulement... Un signe. Même si j'étais celle qui était partie pour ne jamais revenir... J'aurais simplement aimé voir que ma présence le touchait également.
Prise toute entière par l'influence de cette colère, j'aurais pu faire ou dire des choses qui auraient été regrettables. Alors j'ai juste imaginé ce que j'aurais pu être, si j'avais laissé libre court à cette émotion qui me tordait les tripes, je serais devenu une tout autre personne. Sans retenue aucune, j'aurais fondu sur la foule, poussant sans ménagement les vieillards décrépits, si cela m'aurait permis d'aller plus vite, j'aurais même pu marcher sur leurs corps et entendre les craquements de leurs os sous mes pieds. Je lui aurait fait face, parlant si bruyamment que personne n'aurait pu ignorer ma voix, j'aurais pris tout l'espace sonore, révélant haut et fort le secret que je portais jusque-là. Celui qui devient trop lourd à porter. Je l'aurais embarrassé devant son épouse, le narguant d'avoir mis au monde une fille alors qu'elle, son ventre restait désespérément plats. Sans héritier à montrer au monde parce que l'enfant n'était plus. Je l'aurais rabaissé pour mon seul plaisir, quid ma propre humiliation. L'imaginé m'a fait terriblement de bien et j'ai terriblement culpabilisé par la suite. Je n'ai eu aucun instant pour tout lui dire, jamais je ne me suis retrouvé seul en sa compagnie...
Je suis navrée, je ne m'étais pas rendu compte d'avoir écrit autant sur des événements qui n'ont jamais eu lieu, mais également de ne m'être focalisée que sur moi et mes états d'âmes peu glorieux.
Garder espoir dans de tels moments me semble si difficile, mais une part de moi veut y croire. Je ne veux pas me dire que tout notre monde s'éteindra avec l'arrivé de ses créatures. Je veux croire en la vie. En leur survie. Je ne sais pas si les hommes du Val reviendront dans leurs foyers ou si Ozven te reviendra, mais j'ai besoin d'avoir cette lueur d'espoir. Ce baiser était votre moment à vous et j'espère sincèrement qu'il sera la promesse d'un bel avenir. Je m'accroche à cela. Comment faire autrement sans s'écrouler ?
Je te glisse un gribouillis de Rosenn, elle ne sera sûrement pas une grande artiste, mais elle semble apprécier le dessin. Du moins, les barbouillages d'encres et trace de doigts.
En te souhaitant le meilleur ma douce rêveuse et priant le roi Merling pour le retour de tous nos hommes,
Maddy