FB - Look into my eyes, it's where my demons hide (Anya)
He remembers
Look into my eyes It's where my demons hide
Andar Royce & @Anya Vanbois
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De nouveau, Andar s’était perdu dans des auberges cette nuit-là. L’alcool coulait à flot et rien ne semblait arrêter sa folle consommation, sous les yeux médusés de son jeune frère Robar. Quelle piètre image devait-il donner. Depuis son retour de Port-Réal, l’enfant naïf qu’il était avait disparu, probablement resté coincé entre les murs de la capitale. Une part de lui s’en était allée lors de la rébellion des Tully. L’adolescent alors qu’un pauvre écuyer dut assister à des horreurs sans nome qu’il n’avait comté à personne, pas même à sa famille. Comment pouvait-on mettre des mots à un pareil chaos ? Comment expliquer l’impensable à ceux qui ne l’avaient pas vécu ? Personne ne pouvait comprendre, imaginer ne serait-ce qu’un peu ce dont il avait été le terrible spectateur. L’humanité parvenait à commettre les pires immondices, seulement pour le salut d’un seul homme. Seul l’être humain était capable d’une pareille malveillance. Dès que ses paupières se fermaient, des images insupportables hantaient ses rêves rendant son sommeil agité. Si les dieux n’avaient pu apporter du réconfort à l’héritier des Royce, il semblait que l’alcool y parvenait. Imbibé de toute part, il oubliait alors un instant ses souvenirs dévastateurs, ceux ayant causé la fin prématurée de son insouciance. Loin étaient les rires et les chants de son enfance. Impuissante, sa famille assistait à sa chute, tous étaient savaient bien où Andar se rendait une fois la nuit tombée. Ses pas le menaient machinalement au bar accueillant toutes les âmes égarées et il se perdait une nouvelle fois dans les bras de l’alcool.
Ce matin, ce fut encore un réveil difficile, un mal de crâne causé par sa consommation abusive de la veille. S’il se trouvait dans son lit, il savait que ce n’était point l’œuvre du saint esprit mais des petits bras de son frère cadet. Ce dernier le récupérait souvent à l’aube dans un état lamentable. Il semblait que les rôles s’étaient inversés, ce n’était plus le grand-frère qui protégeait le plus petit mais l’inverse. Son comportement décevait évidemment son père nourrissant tant d’espoir pour son aîné. Andar était amené à le succéder mais dans un pareil état, il n’en n’était pas digne. Dans le regard du patriarche des Royce se lisait la déception : celle d’avoir ce fils si incapable. Pourtant, avant son départ, l’enfant émerveillait par sa vivacité d’esprit. Où était donc passé ce garçon ? Enfoui sous les affres de la guerre et les litres d’alcool ingurgités sans aucun doute.
Pour la énième fois, la famille Royce prenait la route pour se rendre à Chênes-en-fer, une visite de courtoisie à une autre partie de la famille. Le fief des Vanbois respirait une certaine sérénité, ses murs étaient bien moins froids qu’ils pouvaient laisser imaginer. En compagnie de son père et de Robar, le convoi partait de Roches-aux-runes dans un silence pesant. Nul besoin de dire que le voyage fut très long, trop pour l’aîné qui n’avait pas droit à sa dose quotidienne de boisson. Il se maudissait intérieurement de faire preuve d’une telle faiblesse, ne pouvant résister à l’appel de cette dépendance. L’alcool avait une réelle emprise sur lui, le rendant irascible. 5 jours plus tard, voilà qu’ils foulèrent enfin le sol de la demeure de la dame de fer. Les salutations furent chaleureuses mais teintées d’une certaine morosité. Et pour cause, la disparition d’Ysilla Royce était encore dans tous les esprits, rappelant à Andar qu’il n’eut pas le loisir de voir sa mère une dernière fois. Il en fut privé injustement mais la mort ne l’avait pas attendu pour frapper.
Le repas terminé, tous vaquèrent à leurs occupations. L’aîné des Royce était resté silencieux, au grand dam de son père ne sachant plus quoi faire pour tirer de son fils hors de cette torpeur. Peiné de voir sa progéniture s’enfermer de la sorte ne ravissait point le seigneur, tout comme Anya Vanbois dont le regard ne trompait pas. La veuve possédait une aura qui imposait le respect et des mots tranchants dont Andar en avait fait les frais. Malgré tout, il appréciait la présence de la matriarche. Sa conscience lui dictait de cesser ses idioties et de venir à sa rencontre. Entrant timidement dans ses appartements, il croisait ses mains derrière son dos, tâchant de faire bonne figure en dépit des excès de la veille. L’homme ne voulait déranger sa grand-mère si celle-ci s’afférait à une besogne plus importante.
« Lady Anya. Puis-je me joindre à vous ? »
(c) oxymort
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Les petites cuillers tournaient sans bruit dans les tasses. La porcelaine étaient finement décorée et sur le blanc vieilli fleurissaient des pétales d’un bleu passé. Une fumée délicate s’élevait du breuvage brûlant, distillant des senteurs délicates d’herbes coupées. Anya n’avait guère d’intérêt pour les trésors matériels. Elle était et demeurerait une femme sobre et simple, sans aucune excentricité, ni aucune fantaisie.
Cela ne l’empêchait pourtant pas d’éprouver une affection particulière pour les coupelles et les petits récipients qu’elle n’utilisait qu’une fois par an. Toujours le même jour. Toujours à la même heure. Là où les nuages se coloraient d’orange et d’or. Là où le soleil hésitait entre l’horizon et les cieux. Il baignait les eaux froides du lac d’une aura chaude et il semblait que les derniers pêcheurs ramassant leurs filets drainaient un peu de chaleur des profondeurs insondables.
« Je me souviens du jour où Ysilla vous avez offert ces tasses, Mère, » commença Rowena avec une nostalgie inhabituelle. « Morton en avait brisée une l’après-midi même. »
Lady Vanbois ne se remémorait pas grand chose de cette journée. Banale, probablement. Simplement, elle se rappelait avec clarté de la grosse boîte que lui avait tendue sa fille aînée. De comment le soleil couchant donnait une couleur d’ocre au coffret. De comment il scintillait contre les tasses neuves. De comment il éclairait le doux visage d’Ysilla alors qu’elle guettait la réaction de sa mère, à l’ouverture du cadeau… Aujourd’hui, elle était morte. Et elle lui avait léguer trois petits-enfants et huit tasses. Sept, à cause de Morton. Trois petits-enfants et huit tasses. Et pourtant, cela représentait tout l’or du monde pour Anya.
La matriarche ne répondit rien et se contenta de prendre une lichée silencieuse. Le serpolet ne suffit pas à détricoter le noeud qui entravait sa gorge. Le thé avait un goût doux-amer.
Après une profonde inspiration, elle se calma cependant. Elle contrôlait ses sentiments plus qu’ils ne la contrôlaient. Cela avait toujours été le cas. Elle échangea un regard avec sa seconde fille. Lady Tallett retrouva son sang-froid et la mélancolie disparut de ses yeux froids.
« Je dois te dire, lord Royce se joindra à nous cette année, » l’informa Anya en reposant sa tasse.
L’anniversaire de la mort d’Ysilla était un moment que Rowena rendait particulièrement difficile. Elle tenait, coûte que coûte, à être aux côtés de sa mère pour la soutenir et lui tenir compagnie durant quelques jours. La veuve lui avait déjà dit plusieurs fois que c’était inutile. Pire, sa présence rendait l’événement solennel et particulièrement morose. Mais la Tallett était aussi têtue qu’elle et leurs prises de becs ne menaient à rien. La vieille dame avait fini par comprendre que c’était peut-être sa fille qui avait besoin de sa mère. Alors, elle la laissait faire. Malgré son caractère solitaire, ce n’était pas une insensible. Et les airs durs de Rowena cachaient en réalité une certaine sensibilité dont la brune avait terriblement honte.
Sa fille haussa les sourcils, visiblement surprise. Les Royce préféraient leur propre compagnie lors de cette journée fatidique. Et Anya ne pouvait leur en vouloir, au contraire. Elle ne tenait décidément pas à ce que Chênes-en-fer deviennent la maison des larmes. Enfin, une fois n’était pas coutume.
« Voilà qui est original… Quand doivent-ils arriver ? »
Anya se saisit de la lettre laissée sur un guéridon et relut rapidement la date.
« Dans six jours. Ils prennent la route demain. »
« Je me demande si mon adorable neveu vomira sur son cheval ou non… »
Anya ne répondit rien et reprit une gorgée de thé.
Visiblement, Andar n’avait pas rendu son repas durant leur dernière journée de voyage. Blême, ses mains n’avaient pas arrêté de trembler de son arrivée à Chênes-en-fer jusqu’au repas. Tout le monde faisait mine de l’ignorer, mais Anya ne détournait pas le regard. Les colères de ses premières explications avec lui avaient laissé place à une profonde déception. Combien de fois lui avait-elle parlé ? Depuis combien de temps se montrait-elle patiente et compréhensive ? Beaucoup trop, apparemment. Sans ciller, elle observait avec contrariété et dépit la déchéance de ce petit-fils pourtant si prometteur. Muet comme une carpe, l’air confus et hagard, il n’avait cessé de fixer son assiette de tout le déjeuner.
La veuve finit par rejoindre les conversation animées par ses autres invités, abandonnant le premier né d’Ysilla dans sa solitude.
Les habitudes avaient la vie dure à Chênes-en-fer et Anya détestait sortir de sa routine. Hôtes présents ou non. Aussi, le repas terminé, elle se retrancha dans ses appartements pour lire le courrier reçu dans la matinée et entreprit d’y répondre.
Un toc-toc timide retentit. Avant même que la matriarche n’ait le temps d’inviter ou non l’inconnu à entrer, il se présenta à elle. Cela suffit à l’irriter.
Andar se tenait devant elle, timide et penaud, comme un enfant. Elle laissa sa question flotter dans un silence gênant avant de replonger le nez dans ses papiers. Elle inspira profondément. Le manque de compassion était une vulgarité qu’elle avait en horreur. Cependant, elle avait fait son possible pour faire preuve d’empathie envers Andar. Elle avait tout essayé ces dernières années. Et l’échec était planté devant elle comme une verrue récalcitrante. Il avait beau être son petit-fils, il était également destiné à devenir lord Royce. Il devait donc s’attendre à être traité comme tel. Et elle était lasse de se montrer compatissante.
« Non, » trancha-t-elle. « Je suis occupée. »
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Andar Royce & @Anya Vanbois
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La disparition d’Ysilla demeurait une absence, un crève-cœur pour tous. Mais probablement encore plus pour l’aîné qui n’avait pu lui dire ses adieux. Au contraire de Robar et de sa petite sœur, ce dernier ne se trouvait pas à ses côtés quand forces la quittèrent. Alors comment pouvait-il faire le deuil ? Tout lui manquait, sa douceur, sa sagesse et son sourire. Elle parvenait toujours à apaiser son cœur, durant son enfance. La chaleur de son étreinte paraissait si lointaine à présent. La guerre avait brisé le peu d’innocence qui lui restait. L’aîné des Royce était revenu changé du sac de Port-Réal. Les horreurs vécues, il ne put les conter aux siens car aucun mot ne pouvait les décrire. Aucun mot ne parviendrait à représenter le traumatisme. Alors, pour combler le manque cruel, il s’était réfugié dans les bras de l’alcool. Douce illusion apportant le réconfort dont il manquait. Il le savait, tout ceci ne pouvait durer éternellement. Le frère cadet n’avait pas à le récupérer tous les soirs dans un état lamentable. Robar n’avait pas à voir son aîné, celui qu’il admirait tant sombrer de la sorte. Au-delà du regard de ses frères et sœurs, la déception d’un père et celle d’une grand-mère le poussait à baisser les yeux. A se considérer comme un piètre héritier. Comment parviendrait-il à gérer un domaine dans un pareil état ? L’enfant prodige, tant espéré n’était pour l’heure que l’ombre de lui-même. Tous se rendaient compte finalement que mêmes les plus talentueux n’étaient pas dénués de faiblesses, de démons en leur sein. Yohn Royce ne cachait pas sa déception envers son fils, celui en qui il plaçait tant d’espoir. La fierté avait laissé place à un certain dégoût mêlé à de la lassitude. Car les années n’avaient rien changé ainsi que les conversations véhémentes.
Durant le chemin interminable les menant à Chênes-En-Fer, Andar se remémora tous les regards jetés par son père. Toutes les phrases dites par Lady Anya. Qu’il risquait la déchéance, qu’il risquait de saper la réputation de sa famille s’il continuait. Et surtout qu’il avait perdu l’admiration des plus petits en agissant comme tel. Une partie de lui désirait s’en sortir, quitter enfin cette addiction néfaste. Malheureusement, son corps s’était bien trop accoutumé à la boisson, engendrant des douleurs insupportables s’il n’avait pas sa dose. Des tremblements, spasmes, fièvre, il attendait d’être rassasié. A l’aube de ses dix-huit ans, il agissait tel un enfant, fuyant les responsabilités, fuyant les regards suspicieux à son égard et les conversations dérangeantes. Tout ceci brisait de plus en plus la confiance confiée par son père. Et il le savait, s’il ne se reprenait pas, il n’y aurait plus de retour en arrière possible. Une guerre intérieure avait lieu où s’affrontaient sa conscience et cette envie irrésistible de se perdre une fois de plus dans l’ivresse.
Il tenta vainement de cacher ses tremblements mais nul doute que les yeux expérimentés de la matriarche avaient repéré la supercherie. Le nombre de conversations ne se comptaient plus entre eux. Si les paroles de la Dame De Fer ne demeuraient pas efficaces, elles continuaient de le hanter, encore plus à présent qu’ils se retrouvaient. Il constatait avec effroi qu’elle aussi avait abandonné, qu’elle aussi ressentait une profonde déception à son égard. Le pire des châtiments tant il estimait son savoir, tant il estimait sa grand-mère. Peut-être était-ce les prémices de sa prise de conscience. S’il continuait, il risquait de tout perdre, y compris sa famille. Silencieux pendant tout le repas, perdu dans ses pensées, il se plongeait dans ses pensées. L’humiliation avait suffisamment duré. Les vomissements, les malaises, les yeux hagards, depuis quand était-il tombé si bas ? La peur l’étreignit lorsqu’il voyait son reflet dans sa fourchette. Le teint pâle, les traits creusés, son apparence dépérissait, tout comme ses liens avec Lady Vanbois. Son cœur loupa un battement tandis que d’un geste brusque, il reposait ses couverts sur la table, une telle vision l’insupportait. Et pourtant, c’était ce qu’il était devenu et cela ne pouvait durer, assurément. Il n’avait que dix-huit ans et toute la vie devant lui.
Le courage lui revenait alors. Faire face à sa grand-mère paraissait un bon début, le début de la rédemption. Un long chemin tortueux, et il savait pertinemment que la volonté seule ne suffira pas. Il en oublia même les convenances et pénétra dans les appartements de sa grand-mère avant même d’entendre sa voix. Cet impair n’aurait pas été commis s’il n’avait pas été aussi minable, aussi pathétique. Il gardait une certaine distance, ses opales sombres se posant sur la dame dont les mots tranchants n’avaient pas encore ébranlé sa détermination. « Je n’en n’aurais pas pour longtemps dans ce cas. » Il reprenait ensuite d’un ton hésitant mais non sans une certaine véhémence. « Il est temps que je reprenne ma vie en main. Je ne supporte plus l’image que je véhicule : indigne à mon rang. De grandes responsabilités m’incombent en tant qu’aîné. Si Père venait à disparaître, je serais le Seigneur de la maison Royce et ce n’est certainement pas dans un tel état que j’y parviendrais. » C’était un fait. Avec les trois litres d’alcool ingurgité, il ne pourrait pas régner en toute lucidité. « Je sais que vous attendez mieux que des mots, ces derniers ne sont pas dits dans le vent. » Une promesse. Puis, cette fois-ci, il se teintait d’une certaine émotion, la tristesse d’avoir perdu l’amour de sa grand-mère. Alors que sa gorge se serrait, il glissait ses mains dans son dos afin de cacher ses tremblements qui devenaient de plus en plus violents. « Retrouverais-je grâce à vos yeux un jour Lady Anya ? » Etait-ce trop tard ?
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Anya n’était pas réellement habituée à ce qu’on ne lui obéisse pas. Depuis toute petite, elle présentait une autorité naturelle qui n’avait cessée de se renforcer avec l’âge. Seigneur de ses terres et de sa famille depuis plusieurs décennies, elle n’était que très rarement contredite et cela lui convenait très bien. Évidemment, elle restait toujours ouverte aux avis de ses conseillers lorsque cela était nécessaire. Cependant, lorsqu’elle énonçait un commandement, elle s’attendait à ce qu’il soit exécuté. D’ailleurs, avait-on un jour tenté d’outrepasser ses ordres ? Elle n’était pas familière de pareille expérience.
Qu’Andar se soit autorisé à briser sa concentration en entrant dans le cabinet sans y être invité était une chose. Qu’il s’obstine à lui imposer sa présence en était une autre. Elle était mécontente. Prête à rétorquer sèchement, la détermination de l’héritier des Royce la maintint dans le silence. Elle devait bien admettre qu’il avait un certain toupet à rétorquer ainsi. Un aplomb qui semblait avait disparu de la personnalité de son petit-fils jusqu’à aujourd’hui. Depuis ces dernières années, l’alcool avait si bien dicté sa conduite qu’il demeurait la plupart du temps passif et renfrogné, souvent maussade, toujours troublé. Un calvaire pour ses yeux de grand-mère qu’était d’observer, impuissante, la chute de ce jeune homme qui avait été jadis pourtant si charmant et porteur d’espoir pour sa maison.
La matriarche reposa sa plume. Elle était attentive. Cela ne l’empêchait pas de froncer ses sourcils encore blonds, placés étonnamment haut sur son front. Ainsi, ses expression oscillaient toujours entre contrariété et ahurissement.
« Eh bien… Je crois que je vais avoir besoin de sels pour me raviver. C’est un miracle auquel j’assiste, » grinça-t-elle en croisant ses mains à hauteur de sa bouche.
Évidemment, elle n’y croyait guère. Cette conversation, ils l’avaient eu plusieurs dizaines de fois. Et elle avait tout essayé. Gentillesse, compréhension, colère, détachement… Et à chaque fois, ce n’était que monosyllabes, acquiescements déconfits ou promesses à demi-mots. Il avait raison, cependant. Il était facile de s’épancher en annonces grandiloquentes, en « je le ferai ! », sans que les actes ne suivent. C’était ce qu’Andar s’était évertué à faire depuis tout ce temps. Mais un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Et pour l’instant, le fils de Yohn n’avait rien fait pour que sa parole ait une quelconque valeur aux yeux de la veuve. Pire, elle avait appris à s’en méfier.
« Pourquoi devrais-je te croire ? Pourquoi maintenant ? » soupira-t-elle en portant une main à sa tempe gauche. « Que s’est-il passé pour que, soudainement, tu reprennes tes esprits ? Ça n’est définitivement pas la soupe de pois de ce midi, j’imagine. »
Le regard fixe, puis fuyant du jeune homme, revint sur elle. Il avait le visage peiné, contrit par l’émotion. La dame de fer n’avait pas un coeur de pierre. Mais elle ne se laisserait pas attendrir par les bonnes intentions de son petit-fils. Car des bonnes intentions, il en avait eues à la pelle et aucune n’avait payé. Lady Vanbois ne se laisserait pas, ne se laisserait plus, piéger par des grands yeux larmoyants et un menton tremblant. Petit-fils ou non, il était l’héritier de la maison Royce et c’était ainsi qu’elle le traiterait.
« Je l’ignore, Andar. Et il ne s'agit pas que de moi, » répondit la chef de famille à sa dernière question.
Sa réponse était dure, sèche. Et elle la blessait peut-être autant que le concerné. Car perdre la confiance d’un parent était une épreuve… mais perdre sa foi en un membre de sa famille l’était tout autant. Yohn Royce était désespéré. Robar, ce brave garçon, ne cessait de repêcher son aîné dans des gourbis infâmes. Et quel modèle donnait-il à Ysilla ? Quelle image offrait-il à ses futurs soldats, ses paysans, ses domestiques ?
Combien de fois Anya avait-elle tendu la main ? Il n’avait, à l’époque, pas eu besoin de gagner sa conviction, elle lui était acquise dès sa naissance. « C’est une mauvaise passe, » s’était alors dit la matriarche en lui accordant sa patience. « Il va rebondir. » Mais il s’était acharné à dénuer ses mots d’estime.
Si elle était injuste ? Certainement pas. Elle lui avait accordé sa chance. Plusieurs fois. La guerre et les horreurs qu’il avait vues n’étaient plus une excuse. Sinon quoi ? Tous les soldats devraient être des saoulards ? Les lords d’incroyables ivrognes ? Non, la veuve n’avait pas un coeur de pierre. Elle était simplement d’une logique et d’un pragmatisme implacable.
« Fais moi voir tes mains, » lui demanda-t-elle.
Elle n’avait pas vraiment besoin de les voir pour savoir ce qui se tramait derrière son dos. Il n’avait cessé de tressaillir de tout le repas et encore maintenant ses épaules frissonnaient sous sa chemise sombre.
« Boire la veille de la célébration en l’honneur de ta mère… »
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Andar Royce & @Anya Vanbois
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Voilà bien longtemps que l’hériter des Royce n’avait pas fait preuve d’une telle détermination, d’un tel bagout. Ce dernier était longtemps tué dans l’œuf sous les litres d’alcool consommés, le rendant totalement invisible. L’addiction aliénait son caractère, ses capacités endormies, il était réduit à un pauvre végétal. Une plante hideuse que l’on souhaitait cacher par tous les moyens. Lui, le garçon si talentueux, celui qui était aspiré à de grandes choses. Durant son enfance, les regards sur sa personne différaient des actuels, dénués de fierté. Tout cela, il le sentait évidemment et cela ne faisait que le rendre encore plus coupable. Alors, dans cet élan de courage, il se permettait de désobéir aux paroles sèches de sa grand-mère. Grand-mère qu’il respectait tant et dont l’avis tranché n’était guère plaisant à entendre. Mais aujourd’hui, il était prêt à l’accepter. Son reflet l’insupportait, des yeux hagards, des traits tirés, des cheveux désordonnés. Où était donc passé le charme de l’aîné, promis à un beau destin et de lourdes responsabilités ? Celui qui emplissait son père de fierté ? Perdu, perdu dans les affres de la dépendance. Il n’avait su résister à ses faiblesses, l’envie de boire étant plus forte que tout, quitte à se désavouer, à se couper du reste du monde. Même sa propre famille. Cette traversée du désert durait depuis suffisamment longtemps. Des enfers, il devait se relever pour être digne de son rang. En tant qu’héritier, il reprendrait les affaires familiales, ce n’était certainement pas dans cet état qu’il y parviendrait.
Il déblatérait ses explications sous le regard ahuri et méfiant de la matriarche qui n’était certainement pas dupe. Comment pouvait-elle croire à des paroles ? Seuls les actes importaient. Pourtant, ce midi, Andar n’avait pas bu, en dépit de la proximité de la bouteille non loin de lui, il n’avait pas succombé. Les dieux savaient que l’envie l’avait dévoré, qu’il combattait ses démons intérieurs. Une maigre victoire en comparaison à ce qui l’attendait. Rester sobre les mois suivants afin d’enfin se défaire de son addiction néfaste. Pour son salut et celui des siens, il le devait. Le déclic n’avait que trop tardé mais valait mieux tard que jamais. Logique fut la déviance de sa grand-mère car nombreuses furent les promesses non tenues. En cet instant, il se remémorait d’anciennes conversations, semblables et pleines de bonne volonté. Si aucun acte n’avait suivi, ces dialogues avaient participé à sa prise de conscience. « Je comprends votre méfiance, durant ces derniers mois, je n’ai pas tenu mes promesses. Ce midi, mon reflet dans mes couverts m’a effrayé, comme si…Comme si j’avais tant changé à tel point que je ne me reconnais plus. Je…Je ne peux continuer à donner un tel exemple à mes jeunes frères et ma sœur. » Il cherchait ses mots car ouvrir son cœur et décrire ses émotions paraissait difficile, surtout face à la matriarche qui n’était pas une grande sentimentale. Anya Vanbois n’était pas de ceux qui se perdaient dans les effusions, mais il savait que derrière sa rudesse se cachait un cœur et qu’elle aimait chacun de ses enfants et petits-enfants. Il suffisait de voir sa réaction face à la chute d’Andar pour l’appréhender. Perdre sa considération représentait un vrai échec, une réalité blessante dont il était le seul fautif. Les paroles étaient sèches, dures mais véridiques. Retrouver sa confiance ne dépendait pas uniquement d’elle mais de lui et sa capacité à surmonter ses démons. Et cela s’appliquait aussi à Yohn Royce. Ce dernier perdait, chaque jour, la fierté qu’il portait à son aîné. Celui qui jadis faisait son bonheur. Robar ne pouvait continuer ainsi à le repêcher après des soirées arrosées, jusqu’au petit matin. Incapable de marcher, c’était très souvent son jeune frère qui l’aidait à regagner ses appartements. Indigne, il l’était. Il savait que ses jeunes frères lui vouaient une admiration sans borgne, ébranlée par son comportement. Et à ses futurs sujets, quelle image renvoyait-il ? Celle d’un futur seigneur soiffard ne valant guère mieux qu’eux. Comment pourrait-il leur donner des ordres une fois à la tête de son fief ?
Ses tremblements ne pouvaient être dissimulés des yeux expérimentés de la Veuve de Chênes-en-fer. Les premiers effets du manque se faisaient sentir, mélangés aux abus de la veille. Andar baissa un instant la tête sur ses mains désormais devant lui, celles-ci tremblaient follement, et presque horrifié, il tentait néanmoins de garder une once de sérieux, d’en montrer le moins. « Rien ne vous échappe. » Il cachait néanmoins celles-ci en les glissant dans son dos, ne pouvant supporter davantage cette vision, preuve de sa déchéance. « Je suis désolé de me montrer aussi pitoyable. A n’en point douter que Mère aurait été déçue tout comme vous l'êtes. » Ses mots étaient durs, douloureux de vérité. L’adage des Vanbois ne lui correspondait guère en ces temps troublés. Il n’était plus digne, plus digne de rien du tout.
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Ainsi, ce n’était pas la soupe de pois, comme l’avait ironiquement suggéré la matriarche, qui était à l’origine de la soudaine et stupéfiante prise de conscience d’Andar. Non, c’était la grosse cuillère, placée à la gauche de son assiette. Ou plutôt, son reflet dans ladite cuillère.
Rien d’étonnant. Voilà des lunes, des années, qu’il arborait le même masque livide, les mêmes cernes violacés creusant son regard fiévreux et vide, autrefois si vif et lumineux, les mêmes cheveux noirs, plaqués en arrière en un mélange de sueur et de sommeil que la journée ne parvenait plus à défroisser depuis longtemps. Pourtant, ne s’était-il pas vu avant aujourd’hui ? Dans les vitres de Roche-aux-runes ? Dans les miroirs de la forteresse ? Peut-être croyait-il alors voir une apparition lorsque pareil événement se produisait. Tout bouffi d’alcool qu’il était constamment, cela n’aurait rien eu de surprenant.
Son petit-fils n’était plus que l’ombre de lui-même, un fantôme blafard et muet qu’agitaient parfois de longs râles lointains.
« J’imagine que si j’avais été cette cuillère, j’aurais eu peur, moi aussi. »
La mention de Robar, de Waymar et d’Ysilla fit soupirer la chef de famille. Allons, se préoccupait-il subitement de ses cadets, maintenant ? Car si sa soeur et son benjamin devaient être confus de voir l’héritier si troublé, ils étaient encore jeunes et l’image dégradante d’Andar s’effacerait peut-être avec le temps. Peut-être. Pour son cadet, en revanche… Pourrait-il un jour regarder ce jeune homme, son futur seigneur, sans y voir la silhouette de l’ivrogne qu’il avait tant de fois trainé hors des tavernes sordides où il aimait se faire oublier ? L’amour était capable de grandes choses. En particulier celui entre frères. Mais, la veuve n’avait jamais eu qu’une soeur et cette dernière était morte jeune, sans que leur relation ne se dégrade. Aussi, se montrait-elle dubitative, incapable de se projeter dans l’affection fraternelle, ni de comprendre les liens qui les unissaient.
Néanmoins, elle ne niait pas ses efforts. Du moins, pas sur ce terrain là. Son petit-fils se présentait devant elle et lui livrait les tourments d’un coeur malmené. Elle ne s’était jamais autorisée pareilles révélations avec quiconque. Faiblesse ou force ? Elle n’aurait su se prononcer.
Lorsque le jeune homme lui présenta ses mains, Anya ferma les yeux avec un froncement de sourcils courroucé. Sa langue claqua derrière ses dents. Elle ne s’était pas trompée, quand bien même elle l’eut secrètement espéré. « Nous avons vraiment touché le fond, » aurait-elle voulu rajouter. Elle s’abstint, cependant. Andar avait compris son mécontentement et en rajouter n’aurait servi aucun but. Il se dépêcha bien vite de les remettre derrière son dos, honteux et penaud. Sa grand-mère tâchait d’afficher un masque impassible, celui qu’elle affectionnait tant et qui ne laissait filtrer aucune de ses émotions. Devant le chancèlement de l’héritier Royce cependant, il était difficile de se montrer indifférente.
« Ta mère était la bonté même. Elle aurait fait l’effort de ne pas montrer sa déception, elle, » rétorqua-t-elle, acide.
« Qu’aurais-tu fait, Ysilla ? » se demanda-t-elle. « Que lui aurais-tu dit ? » Sa première née ressemblait beaucoup à Carolei. Sur énormément de points. Délicate et maternelle, elle avait toujours su trouver les mots pour réconforter et encourager ses enfants. À la grande différence de la matriarche. Elle n’était ni douce, ni sensible. Pouvait-on la qualifier de mauvaise mère ? Certainement pas. Il existait d’ailleurs plus d’une sorte de bonne mère. Et toutes n’étaient pas gentilles et compatissantes.
Contre toute attente, c’était vers elle, qu’Andar s’était tourné en premier. Pas son père, pas ses frères, pas sa soeur. Elle. Et c’était sa mission de grand-mère que d’intervenir dans les affaires de ses petits-enfants.
Elle marqua un silence, observant longuement l’héritier des Royce de son regard de rapace. Tentant vainement de réprimer le tremblement de ses mains, il s’obstinait à les ranger derrière lui. Pourtant, ses épaules ne cessaient de tressauter. Ses mâchoires étaient crispées. Sur ces tempes blanches coulaient de grosses gouttes de transpiration. Il avait soif. Cette seule pensée révulsa la dame de fer.
Oui, il disait vrai. Il était véritablement pitoyable.
« Voyons le positif, lorsque je te vois, je me dis qu’il y a une incroyable marge de progression… Dans à peu près tous les domaines. »
Elle soupira.
« Tu es un garçon avec un peu de plomb dans la tête, tout de même. Cesse donc de t’apitoyer maintenant et assied toi. Il semblerait que nous soyons partis pour parler. »
La veuve défroissa ses sourcils qui revinrent tutoyer son immense front. Elle aplatit ses mains sur son bureau et se redressa sur son siège. Inconsciemment, elle s’était penchée en avant lorsqu’Andar était rentré. À côté d’elle, ses courriers entamés étaient remis à plus tard.
« Maintenant dis-moi, » continua-t-elle une fois qu’il se fut assis. « Pourquoi donc es-tu venu me voir moi en premier après cette formidable résolution ? Et que comptes-tu faire pour que tu y parviennes, cette fois ? Comment comptes-tu regagner la confiance de ta famille ? De tes gens ? Et ne me réponds pas ‘arrêter de boire’ car cela ne se fait pas du jour au lendemain et c’est une promesse que tu m’as déjà faite ! »
Non vraiment, elle ne parvenait à lui faire confiance. Elle secoua la tête.
« Vraiment Andar, je devrais te croire parce que tu t’es vu dans une cuillère ? Ne trouves-tu pas cela complètement absurde ? »
Elle l’avait connu plus imaginatif dans ses raisons et ses excuses.
He remembers
Look into my eyes It's where my demons hide
Andar Royce & @Anya Vanbois
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Toucher le fond. Il venait de le faire. Mais il ne pouvait qu’en sortir à présent que la prise de conscience était faite. Le plus dur restait encore à faire tant son addiction l’empêchait de vivre normalement, tant sa dépendance l’avait transformé et rendu si méconnaissable. Lui, l’enfant tant espéré, si vif s’était transformé en un morne alcoolique. Son esprit endormi par les litres d’alcool ingérés, il se perdait, se morfondait dans son coin. Pourtant, il repérait bien les regards insistants de son père et de sa matriarche. Mais aussi de ses jeunes frères et de sa sœur. Quel piètre exemple renvoyait-il à ces derniers. Celui d’un ivrogne destiné à hériter un jour. Comment le pouvait-il dans un tel état ? Il tenait à peine debout et la nuit tombée se perdait dans les tavernes, devenant aussi pitoyables que les mendiants. D’ailleurs, l’on pourrait aisément le prendre pour l’un d’eux. Une honte aux yeux de Yohn Royce qui ne pouvait plus cacher sa déception. Son premier né faisait pâle figure, l’emplissait de honte. Le déshonneur, l’indignité, voilà ce qu’apportait Andar Royce à l’aube de ses 19 ans. Un gamin si prometteur dont le destin se voyait brisé par sa faiblesse d’esprit. Il s’était longtemps contenté de fuir son reflet dans les miroirs, les vitres. Mais il n’avait pu l’éviter lors du repas de ce midi. Le déclencheur d’une prise de conscience mais loin d’être le seul facteur. Un teint pâle à en faire peur, des cernes sombres, des cheveux gras. L’image qu’il renvoyait ne correspondait nullement à son rang de noble et encore moins de futur seigneur. Lady Anya n’avait guère tort, à la place de cette cuillère, n’importe qui aurait sursauté de peur face à ce visage de mort-vivant. Si jeune et déjà défiguré par ses abus.
La matriarche parvenait toujours à lire en lui comme dans un livre ouvert. Son expérience savait interpréter tous les signaux et palliait grandement à sa jeunesse et sa fougue. Il la savait aussi d’une logique imparable, impartiale et objective, elle saurait le secouer pour l’aider à retrouver le droit chemin. Sa neutralité n’était qu’un masque, résultant d’une éducation et d’un caractère bien différent de celui du jeune Royce. Il s’était longtemps senti intimidé par la matriarche et c’était encore le cas. Chaque mot sortant de sa bouche étaient pesés, réfléchis et souvent assez acerbes. Cela ne les rendait que plus véridiques. Toute vérité n’était pas bonne à prendre. Toutes les mères n’étaient pas gentilles, à l’image d’Anya Vanbois. Cela ne l’empêchait pas d’aimer profondément ses enfants et petits-enfants. Cela ne l’affecterait pas à un tel point de le voir sombrer s’il n’y avait pas de l’affection. Simplement, elle ne la montrait pas de la même façon qu’Ysilla Royce, sa première née, douceur incarnée. Cette dernière n’aurait rien montré de sa déception, pour le ménager mais peut-être que cela n’aurait fait qu’envenimer la situation. Ou pas. Une chose était sûre, sa disparition avait creusé un trou béant dans la poitrine de l’aîné des Royce qui n’avait pu lui dire adieu. Baissant un instant la tête, il chassa rapidement cette idée pour se recentrer sur le présent, l’avenir finalement.
Qu’allait-il advenir de lui s’il n’arrêtait pas de boire ? Son père l’abandonnerait au bord d’une route et le répudierait ? Par les Sept, il ne pouvait continuer ainsi. Les mots de sa grand-mère le rassurèrent, elle était finalement ouverte à la discussion. Tout n’était pas perdu, mais il n’avait gagné là qu’une bataille et non la guerre. S’asseyant alors, il tenta de dissimuler les tremblements de ses mains en les joignant devant lui mais cela eu l’effet inverse. De son front coulaient d’imposantes gouttes de sueur, causées par le manque qu’il ressentait déjà. Il se battait déjà contre ses démons intérieurs en cet instant. Malgré toute la douleur que cela engendrait, il ne regrettait rien. Sa décision était prise, il devait se sortir de cette prison. Pourquoi en parlait-il à sa grand-père en premier lieu ? Car elle savait trouver les bons mots, le ramener sur terre, le pousser dans ses retranchements, là où son père avait abandonné. « Vous m'aidez à y voir clair, à garder la tête sur les épaules. » Elle était d’une logique imparable et songeait déjà aux moyens pour parvenir à lutter contre cette addiction et de ne surtout pas y replonger tête baissée. Par sa logique, Anya parvenait à rendre son esprit moins embrumé. Sobre, il aurait toute sa tête, mais ce n’était pas ainsi qu’il l’avait. Des spasmes de toute part lui parvenaient alors que son cerveau et son cœur ne cessaient de réclamer leur dose quotidienne. Comment pouvait-on réfléchir en étant un déchet pareil ? Néanmoins, l’aîné des Royce arborait un visage déterminé tandis que ses sourcils se fronçaient et qu’il réfléchissait. Regagner la confiance des siens risquait d’être bien plus long que d’arrêter de boire. « Je vais être plus assidu dans mes leçons et apprentissages pour devenir un digne chevalier du Val et gagner des tournois afin de redorer la réputation de ma maison. » Il s’y engageait fermement car malgré tout, il n’avait rien perdu de sa superbe et était un très bon combattant. Il le serait bien plus sans toutes ses frasques. « J’assumerai enfin mon rôle de grand-frère en participant à l’éducation des plus jeunes. Ysilla et Waymar n’ont pas connu Mère, ils ont besoin d’être soutenus dans chaque étape de leur enfance, et de leur vie. » Et surtout que ces derniers ne reproduisent pas son parcours chaotique. De toute évidence, ce n’était pas seulement à cause de cette cuillère qu’il avait ouvert les yeux, mais suite à un tout. « Je refuse que mes frères et ma sœur sombrent comme je l’ai fait. » Avouait-il avec honnêteté. Car si cela advenait, il ne se le pardonnerait pas. Ils avaient besoin de lui, plus que jamais, eux qui n’attendaient que ça, que leur grand frère prenne enfin sa place qui lui était dû.
(c) oxymort
Invité
Les pieds de la chaise tirée par Andar crissèrent sur le bois grinçant. Anya resta imperturbable, le toisant sans ciller. Entre la grand-mère et le petit-fils, il n’y avait qu’une table. Il aurait été aisé pour elle de tendre la main et de le toucher. De lui serrer les doigts. De lui dire que tout irait bien. De lui mentir. Elle n’en fit rien, cependant. Entre eux, il n’y avait qu’une table et pourtant cela eut été un monde qu’il n’y aurait guère eu de différence. À cet instant précis, le Royce et la Vanbois étaient aux antipodes. Lui, jeune aux allures de vieillards, vouté, tremblant et transpirant, pâle comme la mort aux yeux morne. Elle, vieille, mais le dos droit, la peau ridée, mais l’oeil acerbe, les articulations douloureuses, mais l’esprit vif. Pourtant, fut-un temps, l’héritier de Yohn avait été un jeune homme tout à fait convenable. Il lui avait même un peu ressemblé. La matriarche se rappelait de la fierté qu’elle avait éprouvé à son égard comme d’une présence fantomatique. Le sentiment avait fini par s’étioler à mesure que les verres d’alcool se vidaient.
Anya ne croyait pas au destin. Elle était persuadée que ce dernier avait été inventé par les paresseux et les geignards pour se pardonner leurs frasques et leurs vices. C’était la voix des faibles qui s’excusaient de leur pathétique existence et qui n’avaient ni le courage, ni la volonté d’agir.
Cependant, lorsqu’elle regardait son petit-fils - lui qui avait été si prometteur, si noble, si courageux - et qu’elle ne voyait plus que la loque qu’il était devenu, elle s’autorisait à se poser la question. N’était-il pas né dans une bonne maison, entouré d’une famille aimante ? Avait-il jamais manqué ne serait-ce que d’une seule chose ? Comment en était-on arrivé là ? Comment avait-elle pu laisser tout cela se produire ? Pouvait-on être maudit au moment même de sa naissance ? N’étaient-ils que des vagabonds dans l’obscurité ? La dame de fer ne pouvait s’y résoudre et pourtant, cela signifiait qu’Andar n’avait fait que les mauvais choix.
Et il tremblait encore, comme une feuille d’automne malmenée par le vent glacé. Il ne semblait pas encore résolu à se laisser emporter. Les mains jointes, il semblait adresser une prière maladroite aux Sept alors que la seule figure de marbre qui se tenait devant lui était celle de la dame de fer. Il fut interrompu par la crispation violente de ses doigts qui le fit presque sursauter. Ses jointures blanchirent subitement alors qu’il tentait de ne pas se laisser entraîner par le grelottement infernal. Ses ongles laissaient des demi-lunes dans sa chair pâlotte. Mais encore une fois, Anya ne parvint plus à éprouver de la compassion. Ni de la pitié. Si elle en avait ressenti au début de la chute du fils aîné de sa fille, tentant au mieux de l’accompagner dans son deuil, l’entêtement aveugle d’Andar l’en avait privée. Dépitée, elle fut tentée de détourner le regard, mais se contenta de le plonger dans les yeux mouillés, mais sérieux du jeune homme.
« Tu n’as pas répondu à ma dernière question, Andar, » lui rappela-t-elle d’une voix cassante. « Pourquoi devrais-je te croire aujourd’hui ? Cette conversation, nous l’avons eue plus de fois que je ne me compte d’années. Et ne me dis pas que c’est à cause de cette maudite cuillère. »
Elle lâcha un rire sans humour, sardonique à sa vaine tentative de flatterie.
« Visiblement, c’est un succès, » grinça-t-elle en se pinçant l’arrête du nez. « Regarde toi, l’oeil vif et les pieds sur terre. Je t’ai été d’une grande aide. »
La veuve avait tout fait pour essayer de le remettre dans le droit chemin. Tout. Elle lui avait d’abord laissé du temps, puis elle s’était montrée plus insistante avant de se montrer implacable. Ce n’était pas assez. Ce n’était jamais assez. Alors, elle avait tenté de se persuader qu’elle ne pouvait plus rien y faire. Mais l’exercice était trop ardu pour Anya. Elle avait le sens du devoir ancré en elle. Et elle se sentait responsable d’Andar. « Quand une tragédie s’abat, on tente de trouver quelqu’un à blâmer et en l’absence d’un candidat convaincant, on préfère battre sa coulpe, » railla-t-elle intérieurement.
La matriarche ferma fort les yeux jusqu’à faire plisser ses paupières. Elle se ressaisit et laissa derrière elle son costume de grand-mère - qu’elle ne s’autorisait que rarement à enfiler - pour reprendre celui de seigneur.
« Il n’y a bien que les hommes pour être persuadés que des victoires à des tournois est la solution à tout, » soupira-t-elle. « Qui es-tu, Andar ? Un petit garçon qui croit encore à la gloire ? Dois-je appeler ta nourrice pour qu’elle te mette au lit ? Elle serait bien surprise par ton haleine. De plus, tu tiens à peine debout. Vois donc à te sevrer avant de penser remonter sur une selle. »
La gloire… voilà encore une chose à laquelle croyait dur comme fer feu son époux. Une bêtise, évidemment, en particulier lorsque l’on voyait comment il avait fini. Mort, la tête dans la boue et piétiné par un cheval. L’héritier des Royce, qu’elle avait d’abord cru être un digne descendant des Vanbois en ce qu’il lui ressemblait un peu, n’était-il finalement que le reflet d’Artys ? Anya, elle, était la prudence même. Elle ne recherchait ni l’ostentation, ni le renom. Et elle était encore là.
« Ne t’accorde point trop d’importance en pensant que ton illustre maison voit son image ternie par ta seule conduite. Ton père et le reste de ta famille s’occupent des Royce à ta place. Commence donc par t’occuper de toi, tu as déjà du mal à le faire. »
Andar était honnête. Elle pouvait le voir dans l’éclat - légèrement plus vivace - de ses yeux bruns. Néanmoins, il voulait diriger son énergie dans la mauvaise direction. Et la dame de fer, si elle avait feint le désintérêt, ne pouvait pas laisser son petit-fils s’enfoncer. Pas une fois de plus.
Sa voix cinglante fouetta l’air avec un dernier claquement de langue et sembla résonner dans la pièce silencieuse. La veuve glissa une main osseuse sous son menton pointu. Elle darda sur le fils de Yohn un regard songeur. Qu’allait-elle bien pouvoir faire de lui ?
« Ne vois pas trop loin, tu ne ferais que te décevoir si tu n’y parviens pas, » reprit-elle, ses accents moins tranchants. « Il sera temps de parler de tournois, d’apprentissage et d’exemple à donner plus tard. »
Ce n’était pas de mauvaises idées. Les tournois n’étaient que des artifices, mais l’intérêt qu’il portait à ses cadets était tout à son honneur. Il les avait trop délaissés.
« Commence d’abord par demander pardon à ton père, tes frères et à ta soeur. À ta mère. Un pardon honnête, pas encore une de tes excuses minables, » se sentit-elle obligée de rajouter, une pointe d’amertume dans la voix.