[FB] Il n'y a pas de fumée sans feu. [avec Boadicée]

Elle avait eu de la chance.


Cette simple pensée l’avait rendue malade, alors que le regard de Sarella puis du Mestre de Lancehélion s’était posé sur son bras pour la première fois. Un bras qu’elle n’avait plus senti sur le moment, qui dégageait cette odeur nauséabonde de chair brûlée. Il lui avait semblé perdre connaissance durant de brefs instants durant la première journée. Sarella était restée à ses côtés selon ses possibilités, usant d’onguents et de baumes pour sauver ce qui pouvait l’être. Elle avait eu de la chance. A moins que cela ne soit son agilité ou son lien avec Nümia que étaient entrés en ligne de compte ? Qui avaient sauvé son bras, au-delà de sa simple existence ?


Nümia lui avait adressé l’avertissement le plus cinglant et le plus intense qui soit. Si la dragonne avait semblé comme désarçonnée suite à la fulgurante douleur que sa cavalière avait ressentie, Talya n’en gardait pas moins l’impression d’avoir appris la plus importante des leçons. Bien qu’elle l’ait toujours su, sa dragonne était à la fois la plus belle, la plus grande, la plus merveilleuse et la plus dangereuse créature qu’elle ait jamais vu. La simple idée, le simple espoir de la contrôler revêtait du miracle. Il y aurait toujours des situations dans lesquelles le Dieu Ivre susurrerait ses propres ambitions à ses oreilles et des moments où Nümia préférerait l’écouter lui qu’elle.


Mais il lui en faudrait plus pour désespérer ou accepter un tel échec. Trios lui avait permis de réaliser plus d’un miracle depuis l’éclosion de Nümia et elle ne saurait laisser son ennemi avilir ces derniers de la sorte ! L’accident remontait à une semaine à présent et Talya s’était levée avec une combativité nouvelle. C’était avec un entrain qui en avait surpris plus d’un, avant de leur arracher un sourire, qu’elle s’était laissée faire alors qu’on enveloppait son bras dans les bandages de lin et de soie. Elle en avait assez de se morfondre dans ses appartements. Les siens n’avaient pas dompté les flots en se cloîtrant dans leurs palais à la première difficulté rencontrée ou au premier naufrage ! Qui plus est, l’immobilisme ne l’avait jamais caractérisée et si son époux, de même que leur cousine, s’était inquiétés de la voir clamer qu’elle retrouverait Nümia aujourd’hui, ils s’étaient finalement rangés à son avis.


Il n’était cependant pas question de reprendre l’entraînement pour le moment cependant. Talya l’avait senti. Son lien avec sa dragonne avait été comme tiraillé pendant ces quelques jours. Elle avait l’impression que Nümia l’avait appelée sans pour autant obtenir de réponses à cet appel. La fébrilité et l’inquiétude étaient deux sentiments pour le moins néfastes pour une créature de la nature de Nümia. Sa dragonnière savait qu’elle finirait par en faire les frais, l’anxiété ressentie par sa dragonne finissant par l’atteindre invariablement. Elle avait besoin de Nümia autant que Nümia avait besoin d’elle. Seules, elles étaient démunies. Ensemble, leur puissance dépassait, et dépasserait, l’entendement.


Aussi, c’est profondément revigorée que Talya revint au Palais Vieux. Alia lui fait part du fait qu’en son absence, ses consignes avaient été respectées et que tout ce qu’elle avait demandé se trouvait désormais à sa disposition. Après avoir chaleureusement remerciée la servante, la Tyroshie s’en retourna dans ses appartements afin de se rafraîchir. Sur une petite table, une liasse de parchemin et de feuillets l’attendaient, de même que de quoi boire ou se sustenter. Bien que cela y ressemblait, tout cela n’était pas le signe qu’Alyse Labriaux allait à nouveau se joindre à elle afin de traiter de leurs projets communs. Pas cette fois du moins. Si Talya comptait sur la présence de la trésorière dans les jours qui venaient, c’était une autre personne dont elle avait besoin aujourd’hui. Trios avait voulu qu’il y avait deux dragonnières à Dorne. Et il y avait plus d’idées dans une tête que dans une seule.


« Bienvenue Boadicée, je vous remercie d’avoir pris du temps pour me rejoindre, bien que cette invitation vous ait été faite tardivement. »


Talya s’était levée alors que la Sand était introduite dans ses appartements. La jeune femme le savait, Boadicée avait eu toute autant de difficultés qu’elle lorsqu’il avait été question d’entraîner Seralyon aux flammes. Et au-delà d’idées, c’était de soutien dans cette quête pour le moins ambitieuse dont la princesse avait besoin. Joignant ses mains, l’une bandée l’autre ornée de ses colifichets habituels, Talya débordait de cette énergie qui la caractérisait à l’accoutumée. Dans les faits, elle en avait même à revendre, après une semaine partagée entre sa couche et la stricte enceinte que représentait ses appartements et les couloirs adjacents. Tout cela ne serait pas de trop pour atteindre le but qu’elle s’était donné. Son premier plan n’avait pas fonctionné ? Qu’importe, le second serait bien meilleur !


« Prenez place, je vous en prie. Je sais votre temps précieux mais je pense avoir besoin de vos lumières. En prononçant ces mots, Talya s’était assise, faisant signe à la Sand de faire de même.  Cette vilaine brûlure m’accorde enfin un peu de répit, ce dont je ne peux que féliciter Sarella et notre bon Mestre. Aussi, il est grand temps pour moi de me remettre au travail. Je ne saurais me contenter d’un échec, je suppose que vous le comprenez. Le feu ne saurait être un élément à craindre, dans la situation que nous partageons. »

Seralyon était têtue comme une bourrique. Il fallait l’avouer. Lorsque je l’avais entraîné pour cracher du feu… elle avait été plus que têtue ! Mais… cela c’était fait, malgré du besoin de grande pause. Et maintenant je volais beaucoup avec elle. C’était si agréable de passer du temps avec elle. Mais… en même temps elle ne supportait plus que je reste trop longtemps loin d’elle. Mais je faisais de mon mieux pour qu’elle puisse rester un peu plus loin. Cependant, je ne pouvais pas non plus trop l’obliger à attendre. Dès que j’étais trop loin, trop longtemps, elle partait me chercher. Et ce n’était pas que je vivais à Lancehelion… Mais je ne pouvais pas non plus laisser ma dragonne survoler une ville juste parce qu’elle me cherchait.

Pour ma part, j’étais actuellement avec elle pour cette belle mâtinée. Je savais que j’avais rendez-vous avec la princesse aujourd’hui. Comme tous les jours, je fis une double prise de note, une sur mon carnet et le deuxième sur celui qu’on utilisait pour me faire travailler un peu. Je passais le maximum de temps avec Seralyon avant de me hisser sur Galitaca avec mes affaires pour retourner à Lancehelion. J’avais même le temps de prendre un bain rapide pour me débarrasser de la poussière et de la saleté et même de passer une tenue propre. Je gardais mes deux carnets avec moi avant de rejoindre les appartements de la princesse, me souvenant même du chemin presque sans effort. C’était agréable de ne pas être perdue dans l’obscurité de l’oubli. J’avais presque l’impression de renaître.

Je frappai à la porte et attendis qu’on m’ouvre et qu’on m’introduise à la princesse. Son bandage me sauta aux yeux… Les dragons pouvaient même blesser leur dragonnier… J’avais de la chance, Seralyon n’avait jamais été agressive envers moi. Je m’inclinai devant la princesse avec respect.

« Bonjour altesse. Je vous en prie, j’ai eu assez de temps pour me préparer. »

J’observai tout autour de nous en silence, bien plus calme que lors de certaines de nos entrevues passées. J’observais son bras blessé avant de lui obéir et de m’asseoir sagement, posant mes carnets sur mes genoux, prête à les utiliser au besoin. Elle avait donc besoin de mes lumières… Je restais silencieuse en l’écoutant avec attention. Elle entraînait donc Nümia, je crois que c’était le nom de son dragon, à cracher du feu. J’inclinai la tête.

« J’espère que votre bras ne vous fait point trop souffrir. J’imagine… que vous entraînez Nümia, je crois que c’est ainsi qu’elle se nomme ?, à cracher du feu sur commande ? C’est cela ? »

Je caressai machinalement la couverture des journaux. Il devait y avoir un passage sur les entraînements avec ma Seralyon.

« C’est qu’ils sont dangereux, n’est-ce pas ? On l’oublie parfois tant nous pouvons être proches d’eux. »

J’avais passé plusieurs lunes presque coupées du monde, si on pouvait le dire bien sûr, aux côtés de ma dragonne ne rentrant à Lancehelion que pour dormir, manger et me laver. Cela n’avait pas forcément été la meilleure partie de ma vie ! Il fallait l’avouer.

Machinalement, Talya observa son bras lorsque son invitée en fit mention. L’espace de quelques instants, la douceur de son visage se changea en une moue qu’elle réprima bien vite. Au moins ne souffrait-elle plus. Ou beaucoup moins que la veille et plus que demain. Nümia s’était agacée et elle ne s’en était rendue compte que trop tard. Elle ne ferait pas deux fois la même erreur et en porterait un rappel pour le moins cuisant jusque dans sa chair. Des cicatrices, elle en avait d’autres et la Tyroshie avait d’ores et déjà décidé de porter celle-ci avec fierté. Si elle agissait de la sorte, personne ne pourrait en faire une arme contre elle ou contre Nümia.


« Je vous remercie pour votre sollicitude, Boadicée. Talya avait retrouvé sa bonne humeur, triturant quelques instants le bandage qui protégeait sa peau. Je me porte de mieux en mieux et le répit que j’ai accordé à Nümia cessera bientôt. J’ai perdu une bataille mais la guerre rester à gagner. »


Affichant toujours son humeur coutumière, la jeune femme se contenta d’acquiescer lorsque la Sand fit mention de la dangerosité de leurs créatures. Qu’importe qu’elles soient toutes deux à l’origine de leur résurrection. Un dragon ne se fie que peu aux intérêts du mouton. Si Boadicée partageait un lien particulier avec Seralyon, tout comme elle avec Nümia, elles pouvaient très bien se retourner contre elles autant qu’elles pouvaient se montrer protectrices à leur égard. Tout comme la magie, le feu des dragons était une lame sans pommeau et à double-tranchant.


« Comment l’oublier ? D’un petit signe de la main, Talya balaya ce fait. Toute jeune déjà, Nümia a tenté de me faire goûter à ses crocs. Tout comme les hommes et les femmes, les dragons ont leurs colères et leurs humeurs que je saurais les éviter à l’avenir. Pour le moment, ce qui m’importe le plus est de reprendre une écaille au dragon qui m’a brûlé, si vous me passez l’expression. »


Ce proverbe pentoshi lui semblait tout indiqué, au vu de la situation ! Comme pour se rassurer, Talya ferma sa main bandée plusieurs fois. D’après Sarella, sa peau n’avait pas été brûlée en profondeur. Dès lors, sa main se mouvait toujours avec facilité, malgré la douleur qui irradiait de sa chair suite à la brûlure. Il n’en restait pas moins que la Tyroshi appréciait de voir son poing s’ouvrir et se refermer. Ainsi, elle était certaine de pouvoir réaliser ce qu’elle désirait. Aussi, c’est avec une habilité attendue qu’elle emplit les deux gobelets qui se trouvait non loin avant d’en prendre un pour elle.


« Je vois que vous avez toujours vos carnets et je ne peux que m’en réjouir ! Talya porta son gobelet à ses lèvres, avant de le déposer à côté d’elle. Dites-moi, comment se porte Seralyon ces derniers jours ? J’ose espérer qu’elle ne vous donne pas autant de souci que Nümia peut m’en offrir. »


Fut un temps, Boadicée ne lui faisait l’honneur de sa présence que rarement. Talya n’avait pu que le remarquer et cela l’avait inquiétée autant qu’intriguée. Seralyon devait à avoir un lien avec cette situation. Aussi, la Tyroshi était bien heureuse de pouvoir faire le point sur cette question tout en traitant de sa propre quête. Une promesse restait une promesse et la princesse ne saurait oublier qu’elle avait juré d’aider la Sand autant qu’elle le pourrait.

J’inclinai la tête à sa remarque. C’était normal de demander à la princesse si elle allait bien. Je savais très bien ce que le feu d’un dragon pouvait faire comme dégât sur la peau de quelqu’un. J’en avais fait les frais d’ailleurs plus d’une fois ! Mais nous n’étions pas là pour parler de moi, pas vrai ? Non. Elle allait bientôt y retourner. Bonne idée.

« Avec les dragons, parfois il vaut mieux prendre son temps. Et parfois, c’est eux qui font en sorte qu’on aille à leur rythme, même si on aimerait ralentir parfois ! Prenez le temps qu’il faudra, nous ne sommes pas pressées d’avoir deux dragons cracheurs de flamme à pattes ! »

Il n’y avait rien à craindre, pas vrai ? Pour l’instant. J’ignorai combien de temps nous serions assez en sécurité pour nous passer militairement parlant de la puissance de feu d’un dragon. Je repensais aux songes que j’avais fait avant que Seralyon ne naisse… De mon vivant, jamais je ne serais en paix. À ma mort, oui. Mais ce n’était pas tout à fait le moment de penser à cela. Je ne buvais pas beaucoup d’alcool pour rester toujours avec un esprit clair et net. Mais pour ma part, j’oubliais souvent que ma dragonne pouvait être dangereuse. Elle était très joueuse, d’accord, mais parfois elle pouvait être brusque et colérique. Mais la plupart du temps elle était juste vive et curieuse. Même si elle avait parfois un caractère de merde ! Il fallait l’avouer. Je souris doucement en inclinant la tête.

« Seralyon a un sale caractère, mais j’ai eu de la chance, elle ne m’a jamais causé de blessure trop importante, à part une petite morsure quand elle était bébé. Le Prince Quentyn était là aussi ! Je crois que cela l’a bien fait rire. Je vous passe l’expression, mais je ne la connaissais pas. Une invention de votre part ? »

Je baissai les yeux sur mon carnet quand elle l’évoqua et caressai tout doucement sa couverture. La princesse m’en avait offert un et nous avions travaillé ensemble longtemps à l’aide de carnet après tout. Histoire que je ne puisse pas oublier et qu’elle puisse me suivre aussi dans mes aventures ! Enfin… Aventure… d’une manière ou d’une autre… c’était déjà une vie d’avoir une vie en lambeau… Je me frottais légèrement le nez avant de lui tendre le carnet pour qu’elle puisse lire.

« Toujours. Je les utilise tous les jours. C’est essentiel. Seralyon va bien, elle vit sa petite vie de dragonne en volant où elle le souhaite. Non, elle est particulièrement paisible en ce moment. Nous avons passé beaucoup de temps à voler dans Dorne, je vous assure qu’elle est toujours enthousiaste, enfin… presque toujours, quand il s’agit de voler que je sois sur son dos ou non ! Mais elle devient nerveuse quand je m’absente trop longtemps, je crois que j’ai dû passer trop de temps à ses côtés en permanence et maintenant elle ne veut plus que je m’éloigne. Mais je préfère cela qu’elle me fuit ou se refuse à ce que je l’approche. Mais je crois que nos vols nous ont beaucoup rapprochés. »

J’adorais être sur son dos pour profiter et découvrir le monde du ciel.

Le temps était une denrée rare. Talya avait cependant fait le choix de ne pas se presser. Voler avait été une révélation. Les choses s’étaient faites si naturellement… Sur le dos de Nümia, jamais la jeune femme n’avait eu le vertige ou la moindre crainte de chuter. A dire vrai, cette sensation de fourmillement, de vagues jusque dans son estomac, lui avait tant manqué durant sa convalescence. Elle avait pêché par orgueil, par imprudence. Dès lors, que le Dieu Ivre lui ait rappelé de la sorte qu’il gardait toujours un œil sur elle n’avait rien d’étonnant. Sortie de ses pensées par les paroles de Boadicée, Talya se laissa aller à un léger rire. Certes, elle n’emprunterait plus le chemin de la précipitation avec Nümia. Il n’en restait pas moins que plus tôt elle maîtriserait les flammes de sa dragonne et mieux cela serait.


« Ce n’est guère la première fois que j’adapte l’entraînement de Nümia à son caractère, à ses humeurs. commenta Talya, en rassemblant quelques feuillets devant elle. Elle y a été plus réceptive avant de faire la sourde oreille. En temps normal, ces nuances dans sa nature ne m’échappent pas. La jeune femme se tut. Cela ne se reproduira plus. »


Elle-même devait être fatiguée à ce moment. Elle aurait du sentir cette tension dans leur lien, la colère qui couvait sous les écailles de sa dragonne. Peut-être même que leurs humeurs s’étaient mêlées, donnant naissance à ces flammes dont elle avait été la victime au final. Si les dragons s’étaient éteins il y a moins de deux siècles, les livres et les parchemins les concernant semblaient s’être évanouis avec eux. Alors, Talya était devenue son propre objet d’étude, cherchant à comprendre ce lien qu’elle avait scellé sans même s’en apercevoir. La présence de Boadicée et de Seralyon relevait aussi bien du hasard que du miracle. Il avait fallu que Dorne hérite de deux dragonnes et que leurs dragonnières soient déjà connue l’une de l’autre ! A n’en pas douter, il s’agissait-là d’une sorte bénédiction ! L’étude n’en devenait que plus passionnante également.


Son époux l’avait entretenue de cette rencontre avec Seralyon. Elle remontait à plusieurs années à présent. Il n’en restait pas moins que Talya gardait un souvenir des plus clairs de la mine songeuse, presque tracassée, que Quentyn arborait. On pouvait reprocher à son compagnon sa prudence ou son calme. Dans la situation qu’il avait vécu, sa réaction mesurée était des plus compréhensibles. Seralyon avait beau être petite, elle était déjà plus dangereuse que la majorité des serpents de Dorne et des mers alentours. C’était en partie pour cela que la Tyroshie, en souvenir de ces mots qu’ils avaient échangé, qu’elle avait fait en sorte de saisir au plus vite le caractère de sa dragonne.


« Oui, le Prince mon époux m’avait conté cette rencontre il me semble. convint la jeune femme, songeuse. Quant à la devise, n’ayez crainte je ne saurais m’en attribuer le crédit. Il s’agit d’un proverbe pentoshi, je suis certaine que vous le trouverez à votre goût et que vous saurez en user au gré des circonstances. »


A présent que les dragons volaient à nouveau dans les cieux, cette phrase prenait un sens bien différent. Un sens plus réel. Avec un sourire, Talya accueillit le carnet qui lui était tendu. Elle le feuilleta quelques instants, tout en écoutant Boadicée. A force de les consulter, la Princesse savait où trouver certains passages, de même que leur structure. Leur chronologie était cependant plus floue selon les périodes, pour des raisons évidentes. Il n’en restait pas moins que la Tyroshi était certaine de pouvoir trouver aisément les récits qui concernaient la période où la Sand avait entraînée sa dragonne aux flammes.


« Je suis heureuse de l’entendre. Talya avait redressé la tête, gardant le carnet ouvert sur ses genoux. Tout comme je suis heureuse de pouvoir m’entretenir avec vous avec autant de fluidité. Vous avez fait un beau chemin depuis que nous nous entraînons ensemble et je ne peux que m’en réjouir. »


Si Talya avait craint que la mémoire de Boadicée ne leur joue des tours à l’avenir, elles s’étaient apaisées au fil du temps. Bien sûr, il y aurait toujours des jours moins ensoleillés que d’autres. Les carnets étaient aussi là pour parer à cette éventualité. Qui plus est, toutes les victoires étaient bonnes à prendre et à célébrer. La suite de son discours était cependant un peu plus inquiétante. La princesse sentait que son lien avec Nümia se renforçait au fil du temps. Il lui arrivait de songer que cette part de son esprit avait toujours été prévue pour l’accueillir. Que Trios l’avait choisie elle pour réaliser ce miracle, que Sa punition n’était peut-être qu’une circonstance du libre-arbitre qu’il avait insufflé dans ses propres créations.


Il existait une différence notable entre elle et Boadicée cependant. Sa mémoire était intacte. Lutter contre les appels de Nümia était chose possible. Et si Seralyon profitait, sans en avoir conscience, de l’état de la mémoire de sa dragonnière ? Peut-être était-il plus aisé pour un lien comme le leur de s’implanter profondément sans pensées parasites, comme de l’encre sur un parchemin vierge ? Si sa théorie se révélait exacte, il n’y avait rien d’étonnant que Seralyon soit rendue nerveuse par les absences de Boadicée et cherche à tout prix à la conserver à ses côtés.


« Il est vrai que le vol est une activité des plus vivifiantes. Un nouveau sourire avait accompagné cette phrase. Si je m’écoutais, je ne poserais plus le pied sur terre pour profiter des airs et des eaux en permanence. Le sourire se changea en rire. Cependant, nous restons des créatures de sang et de poussière et notre place reste sur la terre ferme. »


Tout comme la place des femmes qu’elles étaient se trouvait à Lancehélion.


« Mais assez parlé de vol, bien qu’il y ait de nombreuses choses à en dire je vous l’accorde. Le feu sera l’élément du jour bien que nous pourrons disserter des autres à l’avenir. Cela pourrait faire grand bien à votre mémoire. » commenta Talya, tout en tapotant une page du carnet de la pointe de sa phalange.

De toute manière, on devait s’adapter à la personne du duo qui avait le plus de force, n’est-ce pas ? Et face à un dragon… On devait s’adapter à ses besoins à lui. Histoire de ne pas finir dans son estomac ou en feu de joie. N’est-ce pas ? J’eus un fin sourire amusé à sa remarque. Oui. Nous devons nous adapter, n’est-ce pas ? J’inclinai la tête.

« Nous n’avons pas le droit à l’erreur avec nos dragons, n’est-ce pas ? Elles sont intelligentes, mais elles restent des animaux… Et avec des caractères très particuliers ! Parfois, nous sommes trop concentrées sur nos objectifs et nous l’oublions. »

Et elles, les deux dragonnes, nous rappelaient soigneusement qu’entre nous et elles… c’était elles qui avaient le plus de force et… si elles nous obéissaient, nous ne pouvions les contrôler. Elles étaient très… caractérielles toutes les deux ! Il fallait bien l’avouer. J’eus un sourire lorsqu’elle m’expliqua que Quentyn lui avait raconté notre entrevue lorsque Seralyon m’avait mordu le doigt. J’avais de la chance, elle n’avait jamais été trop violente avec moi. C’était assez… chanceux de ma part. Une devise Penthosi. J’eus un sourire amusé à sa remarque.

« Je comprends bien. J’ignore si je pourrais m’en servir, il faudrait que je m’en souvienne déjà ! Mais j’ai de la chance, Seralyon ne m’a pas trop maltraitée ! »

Mais je lui tendis mon carnet, je prenais quotidiennement des notes, pour ma mémoire, mais aussi pour étudier mon dragon. Les carnets, quand je ne m’en servais pas, étaient sous clés dans un coffre sous mon lit. Il fallait bien cela, bien qu’il n’y ait pas trop d’informations sensibles, mais ma vie privée, était ma vie privée. J’inclinai la tête à sa remarque avec douceur.

« Disons qu’il y a des jours mieux que d’autres. Je sais que mes cycles mémoriels sont… instables. Peut-être que demain, lorsque je me réveillerais, je ne saurais même plus qui vous êtes ! Mais je profite en ce moment que ma mémoire ne soit pas trop mauvaise. »

C’était toujours ainsi après tout. Je la laissais lire en lui expliquant aussi que j’adorais voler avec elle. C’était sans doute l’une des meilleures choses au monde que je pouvais sans doute partager avec la princesse, elle était bien la seule à me comprendre, n’est-ce pas ? Je souris.

« Je suis tout à fait d’accord. Voler avec ma dragonne… C’est la meilleure chose au monde, je me sens si paisible dans les airs. »

Je m’appuyais un peu contre le dossier de ma chaise avant de faire un soupir pathétiquement faux. Je jouai la comédie somme toute. Le feu donc ! Disserter sur cela… Je me massais le front.

« Princesse, vous êtes bien cruelle avec moi aujourd’hui ! Parlons du feu ! Je sais que Seralyon n’a pas beaucoup apprécié apprendre à cracher du feu et que j’ai bien dû ruser et me montrer patiente pour qu’elle accepte de m’obéir. C’est… Je pense que ce n’est pas une dragonne qui aime cracher du feu quand son humain lui demande. »

J’eus un rire franc.

Un dragon n’était pas un chien ni même un cheval. Ce qu’un dragon ne souhaitait pas, il faudrait être fou pour lui imposer. Au fond, de toutes les créatures de ce bas monde, peut-être se rapprochaient-ils plus des humains sur ce point. Talya médita sur cette pensée quelques instants. Peut-être était-ce pour cela que la moindre erreur pouvait avoir de telles conséquences en leur compagnie. Ou que, tout comme Boadicée le mentionnait, elle trouvait une réelle intelligence dans les prunelles d’onyx de Nümia. Et dans ses flammes, toute l’ardeur de son propre caractère.


« Vous touchez-là un juste point Boadicée. assura Talya, d’un hochement de tête. Il est impossible de contrôler un dragon comme nous pouvons dresser un cheval ou amadouer un chien. Même les chats sont des animaux plus dociles. La jeune femme se tut un moment. Néanmoins, je préfère voir cette situation comme un défi. Nümia est comme une mer tumultueuse que je me dois d’apprivoiser, à défaut de pouvoir réellement la dompter. »


Les Tyroshis craignaient les flots autant qu’ils pouvaient les adorer. Elle était pourvoyeuse de nourriture, des coquillages qui avaient fait leur fortune, de commerce et d’aventures. Et pourtant, chaque famille ou presque pouvait donner le nom d’un père, d’un époux, d’un oncle, d’un frère, d’un fils, d’un cousin ou d’un neveu qui avait tragiquement disparu en mer. Il n’était pourtant pas question de rester sur la terre ferme à craindre la prochaine tempête ! Au contraire, la disparition de tous ces êtres chers en poussait plus d’un à tenter à nouveau la chance. Il s’agissait-là d’un des plus bels hommages que pouvait faire un marin à un autre. Si Nümia était bien une créature de feu et d’eau comme Talya l’avait toujours pensé depuis son éclosion, la princesse se devait d’adopter un pareil état d’esprit. Les flots avaient engloutis son navire une fois, pas deux.


« Vous vous en souviendrez, j’en ai la certitude. » répondit simplement Talya, sur le ton de l’évidence.


Éternelle optimiste qu’elle était, Talya ne pouvait imaginer une autre issue. Bien sûr, la princesse avait déjà assisté aux rechutes de la Sand. Il lui était bien douloureux de voir l’autre jeune femme oublier jusqu’au simple fait de se nourrir dans ses pires moments. Ses périodes de lucidité n’en étaient que plus précieuses encore et, aux yeux de la Tyroshie, elles lui semblaient de plus en plus longues. Peut-être que les pertes de mémoire étaient comme des plaies ouvertes ? Peut-être pouvaient-elles se refermer avec le temps et laisser une mémoire, certes fragilisée, mais utilisable ? Il lui faudrait poser la question à Sarella.


« Je ne sais s’il existe une solution pour traiter votre mal, Boadicée. S’il venait à en exister une, nous la trouverons et vous n’aurez plus à souffrir de cette situation. Talya esquissa un sourire confiant. Mais vous avez raison, profitons de cet instant. »


Voler était l’une des choses qui avait le plus manqué à Talya. Si elle faisait en sorte de restreindre ce besoin presque viscéral qui était né en son cœur, Boadicée mettait des mots sur ce ressenti avec précision. Il n’y avait qu’elle pour la comprendre à ce sujet. Pour cette raison, et pour d’autres, la Tyroshie avait d’ores et déjà abandonné le projet de priver Nümia de ces moments de plénitude en sa compagnie. Cela reviendrait à les punir toutes les deux et à encourir l’ire ardente de la créature.


« Vous prêchez une convertie. L’idée de me priver de ces moments m’a traversé l’esprit après tout ceci. Talya avait levé sa main bandée en signe de rédemption. Force est de constater que cette décision n’aurait rien arranger et que je pense que le feu de Nümia aurait vite gagné ma chevelure pour me faire passer l’envie d’avoir des idées si idiotes ! »


Bien sûr, Talya avait eu peur. Profondément peur lorsque le feu était venu lécher sa peau. Une peur, suivie d’une douleur, que Nümia n’avait pas manqué de ressentir. Pouvait-elle compter sur une possible mesure de sa part suite à cela ? Après tout, elles étaient liées jusqu’au plus profond de leurs âmes. Le calcul restait bien trop hasardeux. Peut-être n’avait-il rien de naturel pour un dragon que de cracher du feu sur demande ? Il semblait à Talya que Nümia n’en faisait un usage que modéré. Elle s’en servait pour cuire ses proies mais rarement pour les attaquer, préférant ses crocs et ses griffes pour cela. En y réfléchissant bien, cracher le feu à la demande d’une tierce créature, dans un contexte ne le nécessitant pas, devait être une dépense d’énergie faramineuse.


Faramineuse et sans doute bien inutile aux yeux de la capricieuse dragonne.


« Plaignez-vous donc d’être la cible de mon dévouement. répliqua Talya, théâtrale avant de retrouver de son sérieux. Je rejoins votre idée. Le feu est une arme efficace pour les femmes que nous sommes, il est vrai. Pour un dragon, il ne doit s’agir de guère plus que d’un mécanisme de survie. Je suppose que ni Seralyon, ni Nümia, ne voient un intérêt à l’idée d’enflammer quelques tronçons de bois dans la mesure où leur existence n’est pas en danger ou en l’absence de la moindre proie. »


Comme elle avait pu être sotte d’avoir attendu la brûlure pour raisonner de la sorte ! Ruser était la meilleure solution, bien qu’aucun de ses stratagèmes n’aient trouvé grâce aux yeux de Nümia. La dragonne était à la fois une créature de Trios et du Dieu Ivre. Elle était futée, peut-être trop pour le bien de sa dragonnière. Il allait falloir se montrer plus roublarde qu’elle.


« J’ai déjà tenté maintes ruses. avoua Talya sans le moindre détour. Tenter de la surprendre, de la suivre du mieux possible durant la chasse en espérant que cela suffirait à la mettre dans de bonnes dispositions… Rien n’y a fait. Même endormir sa vigilance en volant avec elle plus que raison n’a donné que des résultats minimes. Pourriez-vous m’entretenir de vos propres stratégies, afin que je puisse aiguiser les miennes ? »

On ne pouvait pas contrôler un dragon. On ne pouvait pas la contraindre. Je ne savais pas comment avaient fait les valyriens pouvant voler avec les Dragons, mais… Nous devions nous passer de toutes ces informations, qu’importe si nous aurions adoré. Mais non, contraindre un dragon ? Non, à mes yeux c’était impossible. Comme le soulignait la princesse, on ne pouvait les comparer même à un cheval ou un chien… Peut-être était-ce des sortes de gros chats à écailles ? J’eus un sourire amusé à cette pensée avant de comprendre ce qu’elle voulait dire.

« Un défi océanique ? Pour une créature du feu voilà qui est cocasse ! »

Comment avais-je pensé pour Seralyon ? Je n’étais plus tout à fait sûre de moi. Ma mémoire, bien que bonne à mes yeux, ne valait pas celle de la princesse ou même du premier serviteur venu. Non, c’était relativement différent, mais je ne m’en sortais pas si mal que ça à mes yeux. J’avais toujours des tas de tactiques pour m’aider. Des béquilles indispensables pour que je puisse vivre. S’en souvenir, je répondis par un haussement d’épaule sans rien rajouter, Je n’étais même pas sûre qu’il eut une solution à ce problème. La trouver ? Je passais une main sur la cicatrice que j’avais à l’arrière du crâne, cachée par mes cheveux. Par là où s’échappait ma mémoire.

« Je doute qu’il y en ait une altesse. Mais je n’ai pas la science des mestres pour en être sûre. Alors je profite. »

Est-ce qu’il y avait vraiment une solution ? Par les Anciens, j’en doutais profondément ! Mais qu’importe, ce n’était pas le moment de parler de ma mémoire. Je massais la cicatrice avant de parler du vol. J’avais hâte de pouvoir voler encore avec Seralyon ! Même si c’était presque quotidien.La priver de ces moments ?! J’eus un rire en secouant la tête.

« Je crois que pour empêcher un dragon de voler il faudrait lui clouer les ailes et l’enfermer sous terre ! Cette décision n’aurait rien arrangé, j’en suis presque sûre. »

Mais je la taquinai sur le fait qu’elle s’amusait à faire travailler ma mémoire. J’eus un rire à sa réponse. Oui, elle veillait sur ma mémoire… Et elle avait bien du courage de le faire ! Mécanisme de survie… Je n’étais pas tout à fait sûre de cela. Mais en même temps… Elles ne crachaient naturellement que lorsqu’elles devaient se défendre ou manger. Je hochais la tête.

« Effectivement. Ce n’est pas dans leur nature d’attaquer pour attaquer. Et cela malgré leur caractère. Seralyon est de nature assez joueuse, alors… cela m’aide un peu. »

Pas temps que cela en réalité pour cracher du feu ! Cela l’avait très vite fatiguée et j’avais dû y aller très lentement. La suivre ? Tout cela ? Je secouais la tête.

« Je n’ai jamais tenté de surprendre Seralyon, j’ai toujours estimé que c’était trop dangereux et qu’elle pourrait cracher du feu sur moi. Seralyon se fatiguait assez vite si je ne me trompe pas. Alors, quand je la sentais commence à s’agacer, je… je m’arrêtais. Mais surtout, j’utilisais son estomac pour lui apprendre à cracher du feu. Il me semble. J’utilisais des moutons et des chèvres pour lui apprendre à brûler quand je lui demandais. Cela me demandait un peu de préparation, mais je crois que… comme tous les animaux, il faut user de leur estomac pour les mener là où on veut. »

C’était sans doute la solution de facilité, mais c’était ce qu’il y avait de plus sécuritaire, n’est-ce pas ?

Nümia avait toujours été à la fois une créature de feu et une créature d’eau. Quoi de moins étonnant pour une créature ressuscitée par Trios lui-même ? Dès son éclosion, la dragonne avait été nourrie de poissons et de fruits de mer, les principales composantes du régime des prêtres et prêtresses de Trios. Si la créature ne rechignait pas face à de la viande, elle semblait avoir conservé une appétence pour les poissons plus ou moins grands alors que sa croissance se poursuivait. A cela s’ajoutait le fait que la dragonne avait toujours pris une sorte de plaisir à poursuivre les oiseaux qui nichaient dans les falaises. Une habitude qui commençait à lui passer, tant leur petitesse rendait leur chasse bien moins attrayante désormais. Nümia préférait alors se ruer sur les bancs de poissons du Détroit ou encore les quelques sangliers et chevaux sauvages qui pouvaient croiser sa route.


« Feu et eau ne font pas toujours mauvais ménage. commenta Talya, après réflexion. Après tout, nous connaissons plus d’une île possédant un volcan dont les flammes sont bien vivaces. Qu’un dragon y trouve refuge et se trouve un goût pour les poissons, les oiseaux marins ou d’autres créatures marines ne m’étonne que peu. Nümia a toujours apprécié la nourriture marine, au même titre que ma personne. »


Au fond, peut-être que ce goût pour l’océan que Nümia avait développé lui venait autant de Trios, que de sa dragonnière. Dans ses premières lunes, la dragonne n’avait connu que les flots, les voiles des navires ou les méandres des temples de Trios. Sans doute devait-elle se trouver plus à son aise à proximité des vagues et de l’écume que d’autres dragons qui auraient éclos dans les terres, entourés de moutons, de bétails et de forêts.  


« Je ne peux que vous encourager dans cette voie, en effet. Jouissez de vos souvenirs et de vos songes tant que cela dure, même pour une personne dont la mémoire serait fort bonne ne peut retenir toutes les bribes de son esprit. »


Alors que Talya reprenait l’étude du carnet de Boadicée, cette dernière reprenait son discours. Non, il n’était pas question d’enfermer Nümia. Dans les faits, il n’y en avait jamais été question. Cette punition, la Tyroshie se l’était imposée à elle et à elle-seule, espérant que cela convaincrait la dragonne de se montrer plus réceptive à sa présence par la suite. Cette idée s’était révélée bien mauvaise, comme bien d’autres.


« Je crains qu’il n’y ait méprise, Boadicée. reprit Talya avec douceur. Il n’a jamais été question pour moi d’enfermer Nümia ou de la contraindre physiquement. Non, l’idée était plutôt de la priver de ma présence de temps à autre, pour voir quels effets cela pourrait avoir sur ses humeurs. Cela a fonctionné un temps, pour ne rien vous cacher. Mais aujourd’hui, tout est à refaire. »


Nümia aussi était joueuse. Du moins, pour autant qu’un dragon pouvait jouer. Talya l’avait déjà vue chasser des mouettes, lorsqu’elle était plus petite. Ou explorer furtivement les cales des navires qu’elles avaient pu emprunter pour chasser quelques rats. Alors que la dragonne grandissait, ces moments s’étaient faits bien plus rares. Désormais, la jeune femme ne discernait cette facette de la créature qu’en vol, où Nümia se prêtait bien volontiers à de nombreuses figures aériennes qui auraient fait pâlir les grues les plus gracieuses. Une preuve de plus, s’il en fallait une, que sa dragonne était le plus bel oiseau qui soit.


« En cela, la nature de Nümia semble assez proche de celle de Seralyon. Il me faudrait essayer de l’entraîner après une séance de vol. ajouta Talya, rendue songeuse par cette idée. Non pas pour la fatiguer mais plutôt pour la mettre dans de meilleures dispositions pour m’écouter. »


Qui plus est, leur lien n’était jamais plus puissant qu’en vol. Dès lors, il n’était pas aberrant d’imaginer que cette connivence pourrait se poursuivre quelques instants après leur retour sur la terre ferme. Oui, l’idée méritait d’être tentée. Satisfaite du tour que prenait la conversation, la princesse attrapa un feuillet afin d’y écrire quelques mots. Il lui faudrait retravailler cette idée par la suite mais son postulat lui semblait prometteur. Quant à la nourriture, cela faisait bien des lunes que Nümia chassait par elle-même. Si Talya prenait toujours un peu de viande avec elle, ou un peu de poisson séché, tout cela faisait davantage office de précaution que d’acte utile.


« En temps normal, l’agacement de Nümia ne m’échappe pas. Cette brûlure était ma première erreur à ce propos. Talya avait levé sa main bandée, en signe d’impuissance. Il n’a suffit que d’un moment d’inattention et le pire s’était produit. Il ne se reproduira plus, je ferais en sorte d’être dans la meilleure des formes à la reprise de l’entraînement. Emmener de la nourriture m’a déjà traversé l’esprit, comme vous pouvez vous en douter. Hélas, Nümia est bien assez grande pour trouver sa subsistance par ses propres moyens et selon son envie. La suivre me permet au moins de savoir quand son ventre est plein pour réduire les risques. J’ai toujours de quoi l’intéresser dans un sac mais force est de constater que cette viande ou ces poissons sont aussi nourrissants pour elle qu’un grain de raisin pour moi. »


Alliant le geste à la parole, Talya plongea sa main dans une coupe de fruits avant d’en sortir une grappe de raisins. La jeune femme détacha quelques grains avant de porter l’un d’eux à ses lèvres. Durant les exercices de vol, ramener quelques proies pouvait s’entendre. Nümia était encore assez jeune pour s’en contenter et surtout pour s’y intéresser. Aujourd’hui, il fallait user de d’autres stratagèmes. Avec douceur, la Tyroshie referma le carnet de Boadicée, lui tendant. Ce qu’elle avait entendu correspondait assez bien à ce qu’elle avait lu. Ce faisant, elle n’en avait plus besoin, la mémoire de Boadicée ayant joué son rôle en ce jour.


« Le vol me semble être le début de cette solution que je recherche tant. reprit la jeune femme, après un autre grain de raisin. Il manque encore quelques ingrédients, c’est une certitude. Il nous en manque toujours. Tel est le fardeau des premières dragonnières que nous sommes. A nous de trouver les meilleurs mélanges avec les maigres connaissances dont nous disposons. »

Les dragons étaient des créatures fascinantes et incroyables. Quand Seralyon était petite combien d'heures elle passait, enroulée autour de mes épaules et de mon cou, comme pour se rassurer. Et en même temps elle adorait explorer, découvrir. Elle était née, cachée, et avait passé bien du temps avec moi et le prince Oberyn sur les routes à découvrir le monde. Peut-être était-ce pour cela qu'elle aimait tant voler. Mais le feu et l'eau... Cela ne faisait pas si bon ménage que cela. Sur une terre aussi aride que la nôtre... Je restais silencieuse à ses mots une minute avant de reprendre.

" Seralyon est une créature du feu et de l'air. Mais peut-être parce qu'elle est née lors d'un voyage et qu'elle a découvert le monde et ses délices ? Je ne crois pas qu'elle soit très friande du poisson. "

Quant à ma mémoire et mes souvenirs. J'en jouissais assez peu pour en profiter lorsque je le pouvais. C'était aussi à cela que servaient mes carnet, à me rappeller de jours heureux et ne pas les oublier. Je soupirais un peu.

" Parfois, en regardant les écritures, je doute que ce soit même moi qui les ai écrit. Mon écriture semble si différente parfois ... Mais je profite. Autant que possible. "

Quand j'avais mes crises, mon écriture était hésitante, avec des taches d'encres et tout cela... Mais c'était ainsi ma vie. Je n'y pouvais rien. J'eus un rire bref à l'explication de la princesse.

" Si je tente de faire cela Seralyon serait folle d'inquiétude et me chercherait jusqu'à ce que je revienne. Et je ne crois pas que de laisser une dragonne angoissée dans la nature soit une bonne idée. Peut-être ai-je passé trop de temps avec elle quand je fuyais le monde ? "

C'était sans doute ma faute après tout ! Essayer de l'entrainer après une séance de vol... Sans doute. Nos dragonnes étaient d'humeur proches ! Mais cela n'était pas pour cela qu'elles s'aimaient bien.

" Et dire pour tant qu'elles se sont bien entendue pour nous cracher du feu dessus ! "

Mauvais souvenir dont je tentais d'en rire. Mais au moins elles ne se sautaient pas à la gorge ! Ça se battaient pour la domination, mais pas tout le temps heureusement ! Elle en avait dans le sac ...

" Je ramenais un mouton ou une chèvre entière je crois quand je pouvais. Cela l'aidait un peu à se concentrer et à comprendre ce que je voulais. "

Je poussais un soupir à ses mots avant de prendre une datte pour la manger avec lenteur.

" Si les Targaryens acceptaient de nous prêter leurs livres ... Mais j'en doute ! Nous devrions écrire un livre sur comment des dorniennes ont domestiqué leur dragon ! Je suis sûre que cela peut être intéressant !"

Je pris une seconde datte pour lui faire subir le même sort qu'à la première.

Talya piocha à nouveau quelques grains de raisin. Sarella et elles s’étaient abîmées les prunelles à la lueur des chandelles des semaines durant entre les rayonnages de la bibliothèque princières. Force était de constater que si elles étaient venues en quête de réponses, elles étaient reparties avec davantage de questions en définitive. Elles avaient tenté leur chance, estimant qu’il y avait une possibilité non négligeable que des livres d’intérêt, ou des rouleaux lacunaires, concernant les dragons se seraient trouvés là, perdus entre d’autres ouvrages. Leur quête première s’était révélée veine et les deux amies avaient fait contre mauvaise fortune bon cœur, ayant découvert d’autres livres à cette occasion qu’elles n’avaient pas manqué de dévorer. C’était ainsi que la princesse avait découvert un livre sur l’activité volcanique, par ailleurs.


« Nümia est aussi née en voyage, bien que le chemin que nous avons emprunté toutes les deux n’ait pas été de sable et de poussière mais d’eau et d’écume. fit remarquer Talya, avec douceur, avant de porter un grain de raisin à ses lèvres. Il y a de cela des années, le prince Oberyn m’a fait savoir que Nümia me ressemblait plus que je ne pouvais l’imaginer. Peut-être déteignons tout simplement sur nos dragonnes d’une manière ou d’une autre ? »


Dès lors, il n’y aurait rien d’étonnant que sa propre dragonne ait fait ripailles de poissons et d’oiseaux marins, là où Seralyon préférait la viande. A Tyrosh, il était bien plus fréquent de tirer sa pitance de la mer que des troupeaux. A Dorne, les choses étaient bien différentes. Dans les faits, Boadicée devait avoir une alimentation plus carnée que la sienne, ce qui avait pu influencer Seralyon par la suite. A moins que l’imaginaire populaire n’y soit pour quelque chose ? Il semblait à Talya d’avoir entendu parler d’un dragon nommé Voleur-de-Moutons, dans quelques rares récits de la Danse. La princesse ne serait guère étonnée que, pour bien des personnes, les dragons aient fait grand appétit des troupeaux de leurs ancêtres et beaucoup moins de leurs filets.


« Un jour à la fois, en effet. appuya Talya. Et si le prochain n’est pas aussi lumineux que le précédent, vous ne serez pas seule et c’est sans doute-là le plus important. »


Qu’importe si Boadicée ne s’en rendait pas compte, la faute à sa mémoire pour le moins imprévisible. Talya avait un esprit assez fort pour deux, à ce propos. Il n’en restait pas moins que la jeune femme nourrissait quelques inquiétudes concernant le lien que la Sand entretenait avec sa dragonne lorsque son esprit la fuyait. Ce n’était pas sans raison que la princesse avait attendu patiemment que la mémoire de sa comparse lui revienne, avant que leurs créatures ne se rencontrent. Personne ne pouvait savoir comment Seralyon se comportait exactement lorsque Boadicée se trouvait au plus mal et Talya ne souhaitait pas en faire la découverte. A moins que le côté disons « envahissant » de la créature ne soit du à ce fait ?


« Ne m’en parlez pas. » maugréa Talya, avec un mélange d’effroi et d’amertume dans la voix, bien qu’un fin sourire marquait toujours ses lèvres.


A la simple évocation du feu, la Tyroshie avait l’impression que la chair de son bras la tiraillait à nouveau. La rencontre entre Seralyon et Nümia n’avait rien eu à voir avec sa blessure. Au contraire, la jeune femme s’était bien mieux remise de cet évènement que de sa blessure actuelle. Talya délaissa le raisin, reposant les grains restant dans la coupe. Sans plus se poser de questions, elle se leva, se dirigeant vers un meuble tout proche où se trouvait une vasque remplie d’eau. A l’aide d’un tissu, Talya imbiba légèrement son bandage du liquide, avant de venir se rasseoir, poussant un léger soupir de contentement.


« Je ne sais s’ils ont toujours accès à de tels ouvrages, Boadicée. songeuse, Talya ferma les yeux comme pour se concentrer davantage. Des décennies durant, les Targaryens se sont trouvés sans dragons après en avoir possédé des dizaines au cours de leur histoire. La rareté des œufs ne peut être la seule raison de cet épineux problème. Avaient-ils des ouvrages lacunaires ? A moins que leur savoir ne se soit transmis oralement et se soit perdu petit à petit ? La jeune femme rouvrit les yeux. Je ne saurais le dire. Peut-être est-ce tout cela à la fois. Ou peut-être pas. Toujours est-il que si je devais trouver des réponses à nos questions, je me tournerai davantage vers la Citadelle. »


Sarella lui avait décrit ce lieu, pour y avoir étudié plusieurs années durant. Le lieu était tel que bien des secrets devaient s’y trouver, oubliés du plus grand nombre ! Était-il si surprenant que cela d’imaginer que des informations sur les dragons se soient retrouvées entre ces murs ? Voire qu’elles s’y trouvent toujours ? Sans avoir le pouvoir de vérifier son hypothèse, Talya la trouvait séduisante. Elle nourrissait à la fois son besoin de mystère et sa grande curiosité.


« Après tout, l’idée n’est pas mauvaise. remarqua Talya, bien plus sérieuse, sa main libre tapotant sa joue. Il faudrait nous montrer prudentes en agissant de la sorte, mais l’exercice peut se révéler bénéfique. Il ne s’agit pas d’une décision à prendre à la légère, vous en conviendrez. »


La jeune femme esquissa un nouveau sourire, dans lequel se lisait une pointe de fatigue. La brûlure se réveillait petit à petit.


« Mais une chose à la fois. Lorsque j’aurai dompté les flammes de Nümia, écrire à leur sujet un jour prochain sera un jeu d’enfants. Au-delà d’un nouveau plan, ce qu’il me faut, c’est aussi de la patience. »


Et sans aucun doute du repos.

Deux dragonnes nées durant des voyages… qu’est-ce que cela devait être ! On avait bien vu le résultat après tout ! Mais j’aimais nos dragonnes, même si j’avais une préférence pour Seralyon, c’était normal, c’était ma fille après tout. Mais elles avaient toutes les deux des sacrés caractères. Je fronçais légèrement les sourcils à sa remarque. Est-ce que Seralyon me ressemblait ? Déteindre sur elle…

« J’espère en tout cas qu’elle n’aura pas ma mémoire ! J’ignore si Seralyon me ressemble. Je n’ai pas grand monde pouvant me dire si elle me ressemble ou non. »

Elle avait un sacré caractère, ça oui ! Mais est-ce qu’elle me ressemblait ? Je n’en étais pas sûre du tout ! Peut-être que la princesse ou son époux… Sauraient ? Sans doute ! Mais je n’étais pas sûre du tout ! Qu’importe, ce n’était pas si grave que cela ! J’avais déjà quelques difficultés avec ma mémoire, mais un pas après l’autre ! Je me frottais le crâne machinalement, là où je sentais une petite cicatrice. Qu’importe. Pas seule, je lui offris un grand sourire.

« Je vous en remercie. »

Elle s’éloigna pour humidifier son bras, je l’observai avec attention alors que j’évoquais la fois où elles nous avaient craché du feu. Ces dragons alors. Je ne leur en voulais pas. C’était des animaux ! Elles… faisaient… Je ne saurais pas réellement quoi en dire, mais… oui elles avaient fait exprès, mais pas méchamment ! Enfin… je n’étais pas tout à fait sûre de ce que je pensais… Si nous avions des livres sur les dragons, peut-être que nous pourrions mieux faire ? Mais est-ce que même les Targaryien en avaient encore ? Je n’en étais pas sûre du tout ! Et la princesse ne semblait pas du tout d’accord également. Je passais une main sur mon visage en silence. Que faire… que faire… Une tradition orale… Je m’appuyais contre le dossier de mon siège en restant silencieuse.

« Je n’en sais rien… J’imagine que c’était une tradition orale… Ils n’étaient pas si nombreux que cela à avoir des dragons, alors pourquoi écrire ? Même si cela est agaçant pour nous ! Mais qu’importe, nous ferons ainsi comme nous pouvons ! »

J’inclinai légèrement la tête avant d’évoquer l’idée de travailler sur un manuel pour… peut-être de nouveaux dragonniers de Dorne un jour ? Qui savait vraiment, peut-être que nous n’étions que les premières ? Et que nous trouverions d’autres œufs ? Voir même, peut-être que nos dragonnes pourraient en pondre ? D’accord, ce n’était pas tout à fait ça ! Nos deux dragonnes étaient des femelles… Et sans doute étais-je un peu trop… enthousiaste ? Et je doutais vraiment que cela puisse se passer ! Se montrer prudentes…

« Nous verrons bien… peut-être que cela nous permettrait de mieux voir ce qu’il nous manque ou nos erreurs ? »

De la patience… je la regardais avec attention.

« De la patience et du repos… Je pense que cela vous fera également beaucoup de bien. Pour ma part… je devrais sans doute écrire aussi sur cela, quoi que la lecture de mes carnets devrait suffire ! »

J’eus un sourire amusé.

Le regard de Talya papillonna quelques secondes, cherchant à chasser la fatigue qui la prenait, alors que Boadicée parlait. Cette lascitude, elle en avait l’habitude désormais. Son état allait en s’améliorant, cependant. Elle devait encore un peu se ménager cependant. Sarella et Quentyn auraient pu lui reprocher cette sortie qu’elle avait tenue à faire à Nümia. Il était vrai que, de l’extérieur, l’idée n’était pas des meilleures. Mais que pouvaient-ils comprendre de ce lien qu’elle avait tissé avec sa créature mythique ? Pouvaient-ils juste imaginer ce fil invisible, intangible, qui lui permettait de ressentir tant de choses ? Qui rendait le vol si plaisant, tant et si bien qu’elle ne pouvait désormais plus s’en passer ? Talya en doutait. Il y avait de ces choses que seuls les dragonniers pouvaient saisir.


« Peut-être que, dans votre cas, Seralyon ne vous ressemble pas mais serait plutôt complémentaire avec vous ? risqua Talya, tout en se frottant le menton. Cela ne l’empêcherait pas de déteindre sur vous, et inversement. Bien sûr, tout cela ne serait qu’une hypothèse mais vos pensées étant plus fragmentaires que les miennes, votre lien pourrait s’en retrouver différent que celui que je partage avec Nümia ? »


Différent mais point mauvais. L’esprit lésé de Boadicée offrait peut-être d’autres prises, d’autres ports auxquels Seralyon pouvait ancrer leur Lien que le commun des dragonniers. Comme il était frustrant de ne point posséder les mémoires de certains d’entre eux ! Ce n’était pas les chroniques historiques qui leur en apprendraient beaucoup à ce sujet. Les dragons y étaient le plus souvent décrits comme des montures, des compagnons parfois. Du lien qu’ils entretenaient avec leurs dragonniers, il n’y avait nulle trace. Quant aux récits romancés de tels évènements, propres aux bardes et aux troubadours, Talya ne savait quel crédit leur offrir. Les dragons avaient disparu une première fois durant le Fléau de Valyria, puis une deuxième à la suite de la Danse des Dragons. Aujourd’hui, il ne restait plus rien du savoir qu’avaient pu détenir les premiers dragonniers, semblait-il.


D’où l’importance d’écrire à nouveau à leur sujet. A présent, le sang valyrien ne semblait plus entrer en ligne de compte pour se voir lié à un dragon. Il suffisait de s’inspirer du cas de Boadicée pour s’en rendre compte. Et que dire d’elle-même ? Si Talya descendait du peuple de Valyria, cet héritage s’était dilué au fil du temps. Du temps de Valyria la Grande, peut-être même n’aurait-elle jamais pu revendiquer un dragon. Néanmoins, cela ne devait pas se faire sans prudence. A l’heure actuelle, les dragonniers devaient se compter sur les doigts d’une main, peut-être deux. La Tyroshie doutait qu’ils soient plus d’une dizaine à parcourir les cieux, désormais. Si les dragons étaient plus nombreux, les voyageurs et les marins n’auraient pas manqué d’en parler. Tel était le problème : écrire était une chose mais protéger ce savoir en était une autre. C’était là le nœud du problème.


« Lorsqu’il est question de savoir, le plus important n’est pas tant de produire que de le protéger. ânonna Talya, comme une sorte de prière, en réponse aux propos de Boadidée. Il est vrai que la transmission orale avait là un grand intérêt et qu’il serait peu étonnant que les premiers dragonniers aient agi de la sorte. Nous devrons prendre ce point en compte, avant de prendre une décision. La voix se meurt mais l’encre persiste. »


A Boadicée d’y réfléchir avant qu’elles ne puissent prendre une décision en leur âme et conscience. Car ces écrits hypothétiques pouvaient aussi bien servir à ceux et celles qui viendraient à leur suite… qu’à de possibles ennemis. Le codage pouvait être une solution. De même que le fait de rédiger quelques textes et de les dissimuler lors des périodes fastes. La tradition orale était un atout lorsque la paix leur faisait l’honneur de leur présence. La prudence restait de mise lorsque des troubles se produisaient et il n’y avait rien de mal à prévoir les moments où la transmission ne pourrait se faire par les moyens habituels. Il suffisait de dissimuler les écrits et de ne les transmettre que si la situation tournait à l’orage.


« Il est vrai que conserver quelques écrits comme supports de travail est tentant. Talya poussa un soupir, de rêverie et de fatigue. Il nous faudrait trouver un stratagème pour dissimuler ce que nous produisons. Si nous créons nos propres règles en la matière, nous serions les premiers anneaux d’une nouvelle chaîne. Le Commencement de quelque chose de nouveau. »


Elles avaient vécu un premier miracle, pourquoi pas un second, après tout ?


« Je le pense aussi. Talya se fendit d’un sourire. Je compte cependant sur votre discrétion, je n’aimerai pas ébruiter ma ‘’reddition’’, dirons-nous. Ma convalescence a suffisamment duré à mon goût. La jeune femme se tut, apaisée. Je vous remercie pour cette rencontre, elle m’a été précieuse. Je ne doute pas que nous saurons démêler cette énigme, un jour prochain. Rien n’arrive sans raison, et si Seralyon et Nümia nous ont choisi, j’aime à croire qu’elles l’ont faite pour suivre certains desseins. »

Il était toujours difficile pour moi de dire si oui ou non Seralyon me ressemblait, mentalement du moins. Je n’en étais pas sûre. Rare était les personnes m’ayant connue avant mes troubles de la mémoire. Et maintenant… Hé bien c’était ainsi, on ne pouvait pas trop râler je pense. Enfin, râler… Du moment que ma fille de chaire me ressemblait un peu… Selon les lettres d’Edwyn oui, mais aurait-elle aimé Seralyon ? Sans doute aurait-elle voulu voler sur son dos ! Mais c’était pas la peine de trop se pencher dessus, cela n’arriverait jamais. Complémentaire. Seralyon complémentaire… Déteindre sur moi et inversement. C’était particulier.

« Il est parfois compliqué d’avoir un cours de pensée logique. Quand on en oublie le début… Je ne pense pas que le lien soit différent, mais sans doute que les dragons ont aussi leur propre caractère qui n’ait pas lié au nôtre. »

Mais la question de savoir, de la transmission… Si nous avions eu des livres, des encyclopédies… Pour éduquer nos dragons, cela aurait été beaucoup plus simple… Mais ce n’était bien sûr pas possible, nous n’en avions pas, nous devions improviser et espérer ne pas faire d’erreur. Mais ce n’était pas le cas… Non, nous improvisions ensemble, elle comme moi. L’encre était immuable… Sauf si on brûlait des livres…

« Nous ignorons qui seront les prochains dragonniers… Après nous. »

Les dragons vivaient plus vieux que les humains, plusieurs pouvaient les chevaucher…

« Nous devons aussi penser que potentiellement ce sont vos enfants ou vos petits enfants, qui la chevaucheront. »

Elle… Je crois qu’elle n’avait qu’une fille… Que je n’avais pas vu depuis un moment. Est-ce qu’elle ne pouvait pas avoir d’autres enfants. Quoi qu’elle ne fût pas dans la lignée de succession… Arianne avait déjà deux enfants, elle était tranquille. Enfin, ce n’était pas mon problème.

« Et si nous comptons sur ma mémoire pour transmettre des choses… »

On avait pas le cul sortit des ronces ! L’écrit était ce qu’il y avait le plus simple. Mais laisser tout cela… Un stratagème pour dissimuler ce que nous écrivions… Le commencement… Je me frottai le menton avant de répondre lentement.

« Je… Je crois que Edwyn m’avait parlé… d’une encre invisible avec du citron ou du vinaigre… J’ignore si cela fonctionne vraiment… Il disait qu’il l’utilisait quand il voulait « qu’un secret que seul le feu peut révéler ». Pour des dragonniers… »

Je haussais les épaules. Elle ne voulait pas que sa convalescence s’ébruite. Je pouffais légèrement derrière m main avant de reprendre une date que je dégustais. Comme-ci je pouvais vraiment trahir des secrets.

« Le secret sera gardé, ne vous en faites point. J’ai confiance en nos dragonnes… Je vais aller rejoindre la mienne avant qu’elle ne s’agace. »

Ma pauvre dragonne. Je me levai lentement.

« Merci pour cette discussion altesse, c’était un plaisir. »

Fis-je avec un sourire.

La fatigue pulsait dans ses tempes, tandis que la brûlure semblait s’être réveillée. Rien de comparable aux jours précédents, fort heureusement. Si cela n’empêchait pas la princesse de suivre le fil de ses pensées, bien que ce dernier avait toujours eu la fâcheuse manie d’être plutôt chaotique, un peu de repos ne pourrait pas faire de mal. Il n’en restait pas moins que la frustration de ne pas saisir toutes les nuances des questions posées était plus lassant, presque déprimant, dans ces circonstances. Bien sûr, les dragons avaient leur propre caractère. Les Mestres conféraient bien des capacités proches des humains aux corbeaux, tandis que les érudits d’Essos avaient découvert des trésors d’intelligence chez quelques perroquets. Les dragons faisaient forcément partie de ces créatures particulières, plus proches des dieux que du commun de la Création comme ils pouvaient l’être.


« Bien sûr, je ne peux qu’imaginer le calvaire que cela peut être au quotidien. assura Talya, réellement peinée. Je suis heureuse de voir que vous semblez être sur la bonne voie, ces derniers temps. Votre lien avec Seralyon n’en est que plus beau. »


La transmission. Talya s’était déjà posé cette question, avec une certaine angoisse au ventre. Il aurait été idiot de ne point y songer, plus encore après la disparition de Lewyn, bien qu’elle se soit vite remise sur pieds. Balerion avait connu au moins quatre cavaliers successifs, peut-être un peu plus, si elle ne faisait pas erreur. Contrairement aux dragons, les humains faisaient l’expérience de la mortalité en bien des occasions. Si Trios le voulait, Nümia lui survivrait plusieurs siècles. Un fait que la Tyroshie ne pouvait contrôler. Aussi, elle avait reporté son énergie et son esprit sur cette possibilité de rendre cette transition plus simple. Cela parvenait à l’apaiser, en plus de nourrir sa curiosité naturelle.


« Nous l’ignorons, en effet. C’est là le propre de l’avenir mais c’est aussi ce qui fait son charme. remarqua Talya, d’un ton adouci et amusé. Je ne sais si mes enfants pourront porter ce fardeau qui est le mien, qui est le nôtre. Mais si cela doit être le cas, nous trouverons une solution pour que cet héritage ne soit pas trop lourd à porter. Même votre mémoire sera mise à profit, vous verrez. »


Talya n’avait jamais aimé se morfondre. C’était contre sa nature. La mémoire de Boadicée était aussi fluctuante que la marée mais cela ne faisait rien. Chaque épisode où la Sand se montrait lointaine laissait entrevoir un autre état durant lequel l’autre dragonnière allait bien mieux. C’était ces moments que la princesse préférait garder à l’esprit et faire fructifier.


« C’est là une belle comparaison. Je vous promets d’y réfléchir, nous en reparlerons un jour prochain. Je vous remercie pour votre discrétion et pour cette discussion, ce fut un plaisir de vous revoir. Prenez bien soin de vous, Boadicée, et de Seralyon. Vous pouvez disposer. »


Alors que la Sand quittait la pièce, Talya la suivit du regard, lui adressant un dernier signe de la tête en guise de salutation. Une fois la porte refermée, la princesse se laissa retomber dans son siège, poussant un soupir presque douloureux. Et pourtant, l’ombre d’un sourire ornait ses lèvres.  Demain serait un autre jour. Un meilleur jour.