[FB] Sous les yeux des Dieux. (Avec Druig Marsh)

Le gouvernail se composait de deux immenses rames, nouées au col de longs bouts d’étoffes et jouant sur des pieux échancrés. Talya ne savait pas depuis combien de temps elle observait cette embarcation depuis la colonne contre laquelle elle s’était adossée. Le fait qu’elle en soit arrivée à la poupe signifiait que ce petit jeu devait durer depuis un moment. A cette pensée, la jeune fille leva les yeux au ciel. A bien des égards, elle aurait préféré se trouver sur ce gracieux navire. Cela aurait été bien plus attrayant que de se trouver ici, à écouter des conversations qui ne la concernaient guère.


Si Mère disait le contraire, et avait insisté pour qu’elle l’accompagne dans ce temple, la jeune fille n’y voyait que peu d’intérêt. Ce n’était même pas un temple de Trios ! Tyrosh exerçant une certaine liberté de culte, bien que leur foi restait majoritaire, les différents clergés avaient vite eu fait de s’installer ici et là, avec la bénédiction des dirigeants successifs de la Cité. On priait R’hllor, Trios, l’Ordonnateur ou d’autres divinités sans distinction. Talya avait même eu l’occasion de rencontrer des familles dont les membres priaient chacun une divinité différente dans un joyeux syncrétisme. Père employait souvent ce mot. Sans trop savoir pourquoi, Talya le trouvait amusant. En tout cas, leur ville était bien assez grande pour tout ce monde, pour toutes ces différences, oui.


En temps normal, Talya aurait abondé dans le sens de sa mère. Visiter des temples, celui ne lui avait jamais posé de grands problèmes. On se proposait souvent pour la mener dans quelques lieux intéressants, pour lui montrer telle ou telle fresque héroïque. Pour lui parler de quelques mythes et légendes dont elle raffolait ! Mais là, la discussion entre sa mère et le prêtre qui était venu à sa rencontre s’éternisait. Alors, la jeune fille s’était adossée là, attendant un dénouement, qu’importe sa nature. On semblait l’avoir oubliée. Petit à petit, il lui semblait qu’elle se fondait dans la pierre froide qui se trouvait derrière elle.


Maussade, Talya l’était. Grise humeur que celle-ci. Aussi grise que la pierre qui composait cette bâtisse. Grise comme le ciel, qui au loin, menaçait de laisser tomber la pluie ou la foudre. Une grise colère, peut-être. Celle d’être laissée dans son coin alors qu’il semblait y avoir tant de choses à découvrir ici. Grise d’ennui, d’impatience, d’un peu de colère et peut-être même d’une pointe de tristesse. De petit oiseau coloré, elle en était devenue aussi discrète qu’une grise et simple tourterelle.


Muña avait été claire, cependant. Elle ne devait pas s’éloigner, pas sans elle. Elle devait l’écouter et l’observer. C’était important, bien que Talya ne voyait pas trop en quoi. Alors, elle écoutait d’une oreille distraite. Son regard noisette s’était porté sur le bijou qu’elle portait autour du cou et avec lequel elle s’était mise à s’amuser sans même s’en rendre compte.


Il s’agissait d’un petit torque, juste à sa taille. Il se terminait par deux ailes, imitant celles d’un oiseau. Ces dernières avaient été martelées avec un grand soin. Lorsque la lumière les atteignaient, Talya pouvait admirer de légères ondes lumineuses sur son passage. Des ailes d’albatros. Elle avait décidé qu’il s’agirait d’ailes d’albatros, le seul oiseau qui pouvait voler une année durant sans même se poser sur la terre ferme. Une habilité qui faisait de lui l’un des messagers privilégié de Trios. Avec les mouettes, bien que ces dernières passaient aussi souvent pour des envoyées du Dieu Ivre à cause de leurs cris qui s’apparentaient à des rires.


Talya fut tirée de sa contemplation part des pas. Tout résonnait drôlement, ici. On aurait dit un bruit de course. Intriguée, la jeune fille cessa de triturer son torque. Ni sa mère ni le prêtre ne semblaient avoir fait attention à tout cela. Ils étaient tout à leur conversation. Elle pouvait bien s’absenter quelques instants, non ? Personne ne le remarquerait et elle avait grand besoin de se dégourdir les jambes ! Sans demander son reste, Talya fit le tour de la colonne, se retrouvant dans le péristyle en lui-même. Du moment qu’elle se trouvait dans le temple et à portée de la voix de sa mère, rien ne pouvait lui arriver. Cette frontière avec le monde des mortels serait la limite à ne pas franchir, donc.


« Oh… Bonjour ? Vous me semblez bien pâle. Est-ce que tout va bien ? »


C’était un garçon. Plutôt un adolescent, même. Il devait être un peu plus âgé qu’elle. En soi, sa présence n’avait rien d’étonnante. Il y a avait bon nombre de novices ici. Cependant, fort était de constater que cette personne n’en portait pas la tenue ou n’en avait pas le comportement. Tout essoufflé qu’il était, on aurait dit qu’il fuyait le Dieu Ivre en personne. En tout cas, il ne lui semblait pas être originaire de sa Cité. Quelque chose clochait à coup sûr. Mais quoi ? Devait-elle en appeler à la garde du temple ? Ou à celle de sa mère qui devait se trouver non loin, à l’extérieur du temple en lui-même ?

Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine, si bien que sa respiration se scandait au rythme de ses palpitations furieuses. Si au début c’était l’euphorie qui le poussait à aller plus vite, maintenant, c’était la détresse qui le faisait accélérer. L'apatride courrait depuis si longtemps qu’il sentait l'ensemble de son corps brûler par cet effort colossal. Il devait se l'avouer, ses ressources physiques déclinait plus vite qu’il ne l’aurait espéré. À bout de souffle, se tenant le côté, il constata après quelques grandes foulées que son allure ralentissait dangereusement. Cette course sous le soleil aride de Tyrosh lui était de plus en plus pénible, il avait soif, il avait mal, pourtant, il refusait toujours de l'interrompre. Tout son esprit était focalisé sur une même chose, ne pas tomber, parce qu’alors, il n’aurait plus aucune chance de continuer à mener cette vie, plus aucune. Plutôt mourir que de se faire prendre.  

À la première lueur du matin, alors que le soleil épousait à peine les contours de ce paysage désertique, le jeune Garzdan avait quitté les murs blancs de l'auberge pour explorer son nouveau terrain de jeu. L'excitation de cet instant l'avait empêché de dormir une bonne partie de la nuit et de toute manière, il n'aurait jamais retrouvé le sommeil avec les ronflements réguliers de Roggo le Rouge, alors plutôt que de se retourner encore et encore sur sa couche, il avait préféré sortir de cet endroit. C'était la première fois qu'il découvrait cette partie de l'île, arrivé depuis quelques lunes déjà, les deux nouveaux comparses s'étaient contenté de rester autour du port de Tyrosh. Pendant que son nouveau maître s'enivrait et jouait aux cartes, lui observait, écoutait, analysait ce peuple dont il découvrait tout. Tant de couleurs, tant de joie, tant de rire... Jamais il n'avait été habitué à autant d'allégresse. Jamais il n'aurait pu imaginer faire partie d'un autre monde que celui dans lequel il avait grandi. Ici, maintenant, il le pouvait.  

Il avait passé tellement d'heures à contempler la Tour Sanglante qu'il pouvait la décrire dans les moindres détails. Il savait que s'il était suffisamment rapide, suffisamment discret, il pourrait la contourner pour s'engouffrer dans une nouvelle ruelle sans être vu par ses poursuivants. En quelques secondes, le cœur tambourinant dans sa poitrine, le souffle coupé, en nage, il longea les murs et entra le plus discrètement possible dans un temple. Ce n'était pas celui des Trios, il était peu fréquenté, mais celui-ci offrait d'innombrables sorties discrètes. Et il lui permettait surtout d'avoir un instant de répit. À l'affût, il tendit l'oreille, mais aucun son de pas précipité lui parvenait. Soufflant de soulagement, il s'adossa à l'un des piliers. Il essuya avec ses manches son visage humide et avant qu'il puisse faire quoi que ce soit d'autres, il fut surpris par une présence discrète. « Oh… Bonjour ? Vous me semblez bien pâle. Est-ce que tout va bien ? », la jeune fille l'observait avec curiosité, dans son regard, il lisait toute son incompréhension. Le Tyroshi avait pour racine le Haut Valyrien, langue qu'il maîtrisait à la perfection grâce à Crâne Hurlant, il n'avait eu besoin que de quelques semaines pour comprendre sa complexité, puis quelques jours encore pour le parler couramment. « Je vais bien », articula-t-il difficilement, manquant encore de souffle, « merci ». Cela lui était encore très étrange, qu'une personne s'inquiète pour lui. Qu'une personne lui demande comment il se sent. En grandissant auprès de Crâne Hurlant, il avait appris qu'un esclave ne se sent ni bien, ni mal. Il n'est rien. Un rien ne peut ressentir quelque chose. Car rien n'est rien.

L'ancien esclave de quelques semaines n'avait besoin que de quelques secondes pour percevoir que cette jeune fille était issue d'une famille riche. Ses vêtements, ses mains, sa posture, sa chevelure, tout en elle respirait le bien-être. Tout comme il lui avait fallu d'un seul regard pour le catégoriser dans une tout autre catégorie. Ils ne venaient pas du même monde, mais elle ne semblait pas s'attarder sur une telle différence. « Et vous, comment vous allez ? » demanda-t-il avec un sourire charmeur. Il préférait se montrer sur son meilleur jour, car il ne savait que trop bien que le sort pouvait tourner rapidement en sa défaveur. S'il l'effrayait, elle pourrait se mettre à crier, attirer la foule et tout sera finit pour lui. « Vous ai-je tiré de votre dévotion à ... », il tendit son cou pour voir à quel dieu était voué ce temple, après tout, il ne connaissait cet endroit uniquement grâce à ses points stratégiques « Saaghaël ». Tout en lui respirait l'étonnement, le timbre de sa voix, son regard, ses sourcils « j'vous juge pas, mais... c'est un choix plutôt étonnant pour une jeune fille comme vous ». Il n'avait jamais prié cette divinité, mais il la connaissait par les histoires de Crâne Hurlant. Parfois il le menaçait de le sacrifier à Saaghaël pour obtenir plus d'argent, plus de pouvoir, plus de femmes. « Une vengeance à accomplir ? », demanda-t-il au hasard. Il ne savait pas vraiment ce qu'il faisait, mais il gagnait du temps. Juste quelques minutes de plus, juste pour être sûr qu'il était tiré d'affaire. Tant d'agitation pour une simple bourse volé, un comble!

Il n’était pas d’ici.


Talya l’entendait à sa voix, à cet accent bien différent de celui qu’elle-même employait sans même s’en rendre compte. Un fait qui était loin de la formaliser, cependant. Tyrosh avait pour elle un port des plus fournis. Dès lors, quoi de moins étonnant que de croiser des visiteurs venus d’une autre contrée ? Les mains délicatement jointes au niveau de son ventre, attitude qu’elle tenait de sa mère, la jeune fille observa le visiteur impromptu qui se trouvait là, le laissait reprendre son souffle. La jeune fille lui adressa un sourire qu’elle voulait encourageant, compatissant. Elle en était sûre à présent, il ne s’agissait ni d’un novice, ni d’une personne venue prier. Quel enfant aimerait s’enfermer dans un temple par une journée si radieuse ? Pas elle, en tout cas et elle avait du mal à imaginer qu’il puisse en être autrement pour cet inconnu !


« Moi ? La jeune fille s’esclaffa avec douceur, portant nonchalamment une main à ses lèvres pour les masquer, amusée aussi bien par l’incongruité de la situation, que part l’air qu’arborait l’inconnu. Pour le mieux, je pense. A dire vrai, vous me tirez d’une bien triste contemplation. Il semblerait que mes prières aient été entendues d’une manière ou d’une autre. »


Talya était à son aise, ne voyant nul mal à cette rencontre qu’elle jugeait providentielle. Sa jeunesse parlait pour elle au-delà de son rang. Que pouvait craindre la fille de l’archonte de Tyrosh au sein de sa propre Cité ? Bien peu de choses. Rien, aux yeux de la jeune fille qu’elle était. A dire vrai, les conflits plus ou moins larvés qui pouvaient se tisser entre les différentes grandes familles de sa Cité ne lui parvenaient que partiellement. Ses frères prenaient parfois le temps de lui en expliquer les tenants et les aboutissants et Talya les écoutait toujours religieusement, curieuse comme elle était. Elle était cependant loin de considérer ce garçon comme un danger aussi important qu’une querelle entre tel ou tel magistrat ou qu’un quelconque différend commercial.


« Oh, il n’est jamais trop tôt pour nourrir quelques ambitions. Le ton de la jeune fille s’était fait mystérieux. Que savez-vous de moi ? Peut-être ne suis-je qu’un jeu de votre esprit, une illusion. Une créature d’essence divine qui prend une forme bien innocente pour approcher sans être remarquée. Talya mima des griffes avec ses doigts, cherchant à se faire faussement menaçante. Après tout, qui se méfierait d’une enfant ? Les desseins de Saagaël méritent certains sacrifices. »


Cette improvisation lui venait de cette pièce de théâtre à laquelle elle avait assisté il y a quelques temps de ça. Cela remontait à son retour de Dorne. Ce n’était pas la première fois qu’elle assistait à un tel spectacle. Celui-ci avait cependant une saveur bien particulière, visant à lui faire oublier la déconvenue qui l’avait ramenée sur la terre de ses ancêtres. Une scène l’avait alors profondément marquée. Ou plutôt, un personnage. Il s’agissait d’une sorte d’esprit, de génie, qui pouvait réaliser bien des vœux et prendre la forme qu’il souhaitait pour se faire. Telle était l’inspiration de Talya. Pour donner plus de caractère à sa version de l’esprit, Talya fit mine de montrer les dents, avant de s’esclaffer, amusée de sa propre performance. Dommage qu’il n’y ait pas de fumée, le résultat n’en aurait été que plus impressionnant !


« Peut-être êtes-vous venu demander l’aide de Saagaël par mon intermédiaire, qui peut le savoir ? Après tout, vous êtes bien jeune pour demander son soutien, vous aussi. A moins que vous ne soyez un autre de ses esprits ? »


La mine de Talya s’était faite plus malicieuse. Le côté étonnant de la situation n’avait pas pu lui échapper et si le garçon pouvait poser des questions, elle n’hésiterait plus à lui rendre la pareille. Tout cela l’amusait follement ! Bien plus que d’écouter ce prêtre à la mine patibulaire discuter avec Müna.

Son souffle revenait doucement à la normale, inspirant, expulsant l'air de ses poumons enflammé par l'effort. Il avait toujours été doué pour s'échapper, déjà tout petit, lorsque Crâne hurlant avait besoin d'un exutoire, il prenait ses jambes à son cou, courant le plus loin possible de sa fureur. L'île des larmes était suffisamment grande pour qu'il se trouve une cachette adéquate, mais il ne s'éloignait pas. Sa laisse invisible empêchait ses pieds de s'aventurer en dehors de la limite établi par son propriétaire. Garzdan avait toujours obéit, par peur ou par habitude, il avait toujours suivi les règles du marchand d'esclave. Un ordre établi qui s'évertuait aujourd'hui à détruire. Ivre de cette liberté nouvelle, il ne s'imposait aucune limite ou du moins, il était celui qui les fixaient. Il n'était plus dans une époque de l'assujettissement, c'était celle de l'expérimentation.

La jeune fille ne semblait pas être une menace pour lui, elle était au contraire, assez amusante. Tout son être riait de cette rencontre incongrue et Garzdan s'en délectait. Sans qu'il ne puisse réellement en expliquer les raisons, il appréciait ce moment, il aimait la sensation que cet échange lui procurait. Le sourire accroché aux lèvres, il l'observait avec une allégresse peu habituelle, mimant un animal féroce. « Oh je vois, dans ce cas, veuillez me pardonner grande créature féroce », il fit une révérence théâtrale, comme celle qu'il avait vu à un spectacle de rue quelques jours plus tôt, « je dois vous féliciter alors, personne ne se douterait que derrière un tel visage se cache une créature avide de sang ». il tapota discrètement dans ses mains évitant tout regard curieux « mes hommages créatures », sa voix avait mué, se faisant plus grave, mimant celle d'un riche commerçant.

Serait-ce cela joué avec un autre enfant ? Depuis presque toujours, il avait été considéré comme un adulte en miniature, alors jamais il n'avait pu goûter à la joie de s'amuser. Tout ne restait qu'à l'état d'imagination, une illusion fébrile quand son esprit s'échappait de son quotidien. Mais ici, il avait l'impression de toucher du doigt de ce qu'aurait pu être une enfance sans chaîne aux pieds.  « Si j'étais un esprit de cette imminente divinité, vous m'auriez reconnu immédiatement », Saagaël l'avait toujours un peu effrayé en réalité, « les créatures assoiffées de pouvoir se reconnaissent entres eux n'est-ce pas ? ». Son sourire fut moins éclatant à cette pensée, mais elle reposait sur des faits, sur une réalité. Mais que pouvait-elle connaître aux monstres ?

Garzdan fit mine de réfléchir en se frottant le menton, « je vais en effet profiter de votre venue pour réaliser un souhait. Créature de Saagaël, en échange d'un enfant au gros nez, je souhaiterais un navire grenadier qui me ferait voyager au-delà de cette contrée », il émit un léger rire « je vous trouverais dix enfants à jeter à bâbord, si celui-ci pouvait être d'or ». C'était un véritable rêve, être le capitaine de son propre bateau, être celui qui pouvait décider d'un itinéraire. Il s'adossa contre le pilier du temple, profitant d'un courant d'air fébrile « S'il vous était permis de faire un vœu créature, lequel serait-il ? ». Quel rêve pourrait-avoir une fille de sa condition ?

Le garçon s’était calmé. Le rouge avait quitté ses joues, petit à petit. Après tout, qui pourrait bien lui faire du mal ici ? Les temples étaient des lieux à part et Talya avait du mal à voir un quelconque sang couler ici, si ce n’était celui d’un animal. Comme tous les Dieux, Saagaël ne tolérait aucun blasphème. Si mort il devait y avoir, le mieux était sans doute de la donner ailleurs. Sa naïveté pourrait la perdre, peut-être. Mais la jeune fille n’avait pas cette pensée à l’esprit, à cet instant. Elle s’était persuadée que tout irait pour le mieux et s’accrochait à cette idée. Qui plus est, ce garçon semblait s’amuser autant qu’elle !


« Je vous pardonne, en ce cas ! assura la jeune fille, d’un ton presque autoritaire, bien que rieur. Vous avez de la chance, Mortel, je suis d’excellente humeur en ce jour ! »


Il s’était incliné, entrant ainsi dans ce petit spectacle qu’ils donnaient désormais. A qui ? A personne en particulier. Ici, ils étaient seuls. Les choses étaient mieux ainsi. Talya s’amusait bien trop pour accepter de retourner à l’intérieur du temple et contempler ces murs gris tristes à pleurer. Les Dieux, qu’importe leur nature, seraient les seuls à profiter de cet échange et la jeune fille espérait qu’ils sauraient s’en amuser eux-aussi. Après tout, ils n’étaient que des enfants. On leur pardonnait encore bien plus de choses qu’aux adultes.


« C’est que je sais me faire discrète, mon brave. Pensez donc la panique que je causerai si je ne savais pas me montrer sous des traits innocents. Mes proies s’enfuiraient si rapidement que je trouverai lassant de les pourchasser à force. »


Mêlant le geste à la parole, Talya avait fait mine de se saisir d’une créature imaginaire et de lui tordre son cou tout aussi inventé. Elle avait vu Calla agir de la sorte, par hasard. Malgré la comédie qui se jouait là, jamais la fille de l’archonte n’avait fait couler le sang par elle-même. Ce n’était pas ce qui était attendu d’elle mais cela ne l’empêchait pas de jouer la comédie comme à cet instant. Aussi, le geste se transforma bientôt en un simulacre d’éventail. Un ennui mimé par la chimère comédienne dont la jeune fille empruntait volontiers les traits. Son oncle disait souvent que l’arrogance ou le dédain était les principaux traits de caractère des divinités. Talya n’avait jamais su quoi en penser mais fort était de constater que cela entrait parfaitement dans le personnage qu’elle souhaitait incarner à cet instant.


« Il est vrai, il est vrai. La fausse créature cessa de s’éventer. Vous avez donc réussi mon test. D’autres s’y sont brisés les dents. N’est pas divinité qui veut et nombreux sont ceux à l’oublier. Vous êtes plus malin que d’autres que j’ai pu croiser. Aussi, je ne peux que vous prêter une oreille attentive. »


Le sourire de son partenaire de scène s’était fait plus discret. Il était vrai que le sujet abordé n’était guère joyeux et Talya s’en voulait, d’une certaine manière. Si Trios était un dieu bon avec ses créations d’après ce que la jeune Tyroshi avait pu en percevoir, Saagaël était taillé dans une toute autre étoffe et ne pouvait qu’attiser la crainte. Les choses auraient été plus douces si elle avait pu se faire passer pour une sirène plutôt que pour une créature sanguinaire. Tel était le drame de l’improvisation. Et pourtant, son camarade du moment reprit de plus belle et toujours sur la même lancée. Aussi, Talya se contraignit à rester dans son rôle encore un peu. L’illusion était trop amusante pour qu’elle souhaite la briser de la sorte.


« Cet échange s’annonce florissant, homme des flots. Talya esquissa un geste qui se voulait grandiloquent. Je crains cependant qu’un navire d’or ne puisse vous emmener où bon vous semble, malgré la somme de tous mes pouvoirs. L’or est mieux dans des cales que sur une coque ! Ainsi, vous pourriez voguer jusqu’aux Îles d’Été ou même jusqu’à Yi-Ti sans le moindre mal et vous feriez bien des envieux. »


Un vœu ? L’espace d’un battement de cœur, Talya sortit de ce personnage qu’elle avait inventé. Un vœu… Si son masque ne se fendilla qu’une poignée de secondes, retrouvant par la suite son éclat et son sourire, le doute persistait. Que ferait-elle d’un vœu ? Elle venait d’une grande famille parmi les grandes familles. Elle avait assez d’or pour ne jamais connaître la faim ou la peur. Un mariage d’amour ? Comme celui de Père et de Mère ? Non, ce n’était pas cela qui l’animait à cet instant. Au fond, Talya n’avait jamais rêvé de tout cela, contrairement à sa cousine. Elle inspirait à tout autre chose. Peut-être même souhaitaient-ils la même chose, en réalité.


« Voilà une demande à laquelle je ne suis guère habituée, homme malin. Talya persistait à conserver son personnage, bien que son ton était redevenue celui de la jeune fille qu’elle était. Tout comme vous, j’entends l’appel des flots sans pouvoir y répondre. Les vagues frôlent les falaises de cette Cité et leur écume m’est inaccessible. Si je suis fille des eaux, il m’est impossible de les dompter comme je le voudrais pour découvrir d’autres lieux que celui-ci. Tel serait mon vœu, si je ne devais en formuler qu’un seul. »


C’était si peu de choses et tant à la fois.

L'adolescent se mit à rire, pas celui qui passe inaperçu, car trop mesuré ou calculé, mais celui qui vient vraiment des tripes, celui qui est communicatif, qui fait mal aux joues et à la fois, du bien au moral. Chaque tirade de sa part provoquait cet effet et il devait l'avouer, cela lui était si agréable. Jamais Garzdan n'avait connu de jeune fille aussi amusante ou du moins, qui se prêtait aussi facilement à un jeu des plus créatifs et divertissants. Créature féroce, telle était son nom à présent, portait le masque d'une divinité des plus cruelles, mais cela ne semblait pas la rebuter, bien au contraire. Elle endossait avec facilité ce rôle, mimant des gestes bestiaux pour donner du poids à ses paroles, puis avec une grâce nouvelle, feignait l'arrogance, comme toute divinité digne de ce nom.

Pourtant, toute cette improvisation, merveilleuse soit-elle, apportait son lot de réalité. Créature féroce représentait l'image parfaite du monstre de ses cauchemars, ou du moins, ce qu'elle imaginait être une créature des plus terribles. Cependant, l'espace d'un instant, Garzdan se remémora tous les moments passés avec Crâne Hurlant. À ses yeux, il était la définition du mot monstre. Il se demanda alors si cette jeune fille bien née avait connu un tel homme dans sa vie ou si elle avait connu quoi que ce soit de terrible.

« Créature féroce, vous me semblez être également très maligne et je vous remercie de votre perspicacité. Une coque d'or, où avais-je la tête ! C'est sûrement ce magnifique masque qui me fait perdre la tête. Alors soit, contre dix enfants qui louchent, je souhaiterais obtenir ce navire aux cales bien remplit. »

Bien qu'il avait déjà vogué sur la mer de Jade, jamais il n'avait posé les pieds à Yi-Ti. Le jeune Garzdan avait seulement pu observer ses rivages et des montagnes, des fragments qui nourrissaient sa curiosité à l'époque enfantine, mais qu'à présent, devenait dévorante.

Ce fut au tour de la jeune fille de perdre quelques instants contenance, déconcentré par cette question si anodine et pourtant, si importante. Garzdan avait toujours eu le talent de cerné les autres, mais jamais il n'aurait anticipé une telle réponse. Elle parlait remarquablement bien, mais ses mots n'étaient non seulement bien poétique, mais ils semblaient teinté d'une certaine tristesse.

« Je n'aurais jamais imaginé que nous partagions ce même rêve Créature Féroce. Vous êtes donc, vous aussi, une femme des flots sans navire, piégée par cette cité. Aussi merveilleuse soit-elle, cette terre sait comment nous retenir dans ses entrailles », il affichait ce même sourire enjôleur qu'au début de cette rencontre, « Si votre maître Saagaël vous permettait de vous échapper d'ici et de voguer sur les océans, qu'elle serait votre première destination ? J'accepterais toute réponse, sauf Qarth. »

Garzdan n'avait ni richesse, ni de navire en sa possession, mais s'il possédait tout ceci, il lui aurait sans doute proposer de l'accompagner dans ses aventures. Qu'elle puisse devenir elle aussi maître de son destin.

Talya se retint de pouffer, se contentant d’esquisser un sourire entendu. Elle avait reprit son rôle, s’imaginant, elle aussi, sur le pont d’un tel navire. Père avait déjà reçu des marchands venus de Yi-Ti. On disait que les palais qu’on y trouvait faisait la taille de réelles villes, que leur civilisation remontait à la nuit des temps, ou peu s’en faut ! Des animaux fantastiques s’y trouvaient, tapis dans d’épaisses jungles, de ces gens si différents qu’elle n’avait qu’entraperçu lors de leur venue. Peut-être même était-ce là-bas, que les dragons étaient nés ? Il lui semblait que l’un de ses précepteurs lui avait parlé de cette possibilité. Peut-être même qu’ils s’y trouvaient toujours, cachés dans les tréfonds de ces forêts si denses ? Comme Talya aimerait s’y rendre, pour jauger de tout cela par elle-même.


« Vous me remercierez une fois arrivé à destination. L’enfant mima un air carnassier. Car que cela soit sur les mers ou sur la terre ferme, je ne serais guère le seul monstre que vous aurez à amadouer. Peut-être même que vous en viendrez à regretter ma présence et le vœu qui fut le vôtre. »


Ses frères avaient le droit d’affronter de tels dangers. En tout cas, ses aînés en avaient déjà le droit. Aryos était encore trop jeune mais Talya le savait. Il finirait par partir et elle ne pourrait que se rattacher à ses récits pour voyager, elle-aussi. Et pourtant, il existait des femmes dans sa lignée qui avaient conquis les flots ! Si les Tyroshis avaient repris leur cités aux mains des Seigneurs Dragons suite au Fléau de Valyria, il n’en restait pas moins que les plus prestigieuses familles de ce lieu avaient du sang de dragon dans les veines. Et donc, de Dames Dragons. Et personne ne pouvait contraindre un dragon de rester au sol s’il ne le désirait pas. Du moins, c’était ainsi que l’enfant voyait les choses, envieuse de ses ancêtres et de la vision fantasmée qu’elle en avait. Après tout, l’histoire de Valyria était aussi embrumée que ses ruines, désormais. Elle avait bien le droit d’en combler les lacunes !


« Le propre des créatures de ma nature est de vivre enchaînées. remarqua Talya, tantôt dans son rôle, tantôt de sa propre voix. Mais si mon Dieu me permettait de quitter sa protection ne serait-ce qu’une année, je me laisserai glisser sur le vent jusqu’aux confins du monde pour être sûre d’en apercevoir toutes les beautés ! De l’autre côté du monde, on dit qu’il existe un mur tellement haut que même les dragons peineraient à les survoler. Et, depuis ses rives, me rendre jusqu’aux ruines de Sarnath pour contempler les ruines de son palais, le plus grand qui fut bâti de mains d’homme. J’aimerai les voir de mes propres yeux, tout comme  j’aimerai rechercher les confins du monde et voguer plus loin que ce que tout le monde peut imaginer ! »


Dans ce petit jeu, elle était une divinité après tout ! Tout était possible le temps qu’elle jouait ce rôle ! Lorsqu’elle quitterait ce temple, elle redeviendrait une enfant et toutes ces aventures, elle pourrait toujours les imaginer, peut-être les écrire. Entre elle et Garzdan, il était celui dont l’existence était la moins tracée, celui qui pourrait en faire ce qu’il voulait. Et pour cela, Talya l’enviait, bien qu’elle n’ait jamais manqué de rien.


« Quant à Qarth, vous manqueriez bien des choses en ne voguant pas en sa direction. On dit d’elle qu’il s’agit de la plus belle Cité du monde… Après Tyrosh, si vous voulez mon avis. ajouta Talya, angélique. Mais soit, la fortune sourit aux audacieux, je ne peux que respecter votre choix. Votre vie sera de celles dont les conteurs sont friands, je saurais tendre l’oreille pour l’entendre, lorsque votre gloire sera faite ! »

Enchaîner. Attacher. Assujettissement. Soumission. Captivité. Des mots qui planaient continuellement au-dessus de sa jeune tête. Même aujourd'hui, alors que Garzdan jouissait enfin d'une liberté authentique, ils restaient ancrés en lui. Ils étaient comme des morsures dans sa chaire malmenés, des cicatrices qui accompagnaient la marque indélébile de son ancien propriétaire. Depuis des années, l'adolescent vivait une relation bien spécifique avec ce mot, il n'était donc pas étonnant qu'il attisa immédiatement sa curiosité, car si lui connaissait tous des contours, l'odeur, le poids des chaînes de fer, qu'est-ce qu'une fille comme elle pouvait bien connaître de ce sentiment ? Il ignorait alors que la richesse apportait son lot de responsabilité et qu'une jeune fille, aussi douée en dramaturgie soit-elle, pouvait également avoir une relation particulière avec un tel terme. Créature féroce ne connaîtra probablement jamais le froid du fer sur sa peau délicate, elle ne deviendrait jamais cette femme qui l'avait mis au monde, les pieds entraver par un boulet de forçat, elle ne sera jamais brisée, vendue, exploitée, brutalisée. Mais qu'est-ce qu'il en savait après tout ? Garzdan était un fils des bas-fonds, il ne connaissait rien de la noblesse et encore moins de la place des femmes dans une telle société. Il ignorait tout du monde qu'elle aimerait fuir, juste pour quelques instants.

« Une année seulement ? Cela serait-il suffisant pour parcourir l'ensemble de ses contrées et de s'abreuver de nouvelle expérience sauvage ? »

Il aimait bien Créature féroce, pour sa légèreté, cette façon de manier habilement les mots. Mais surtout, ce désir irascible de découvrir ce vaste monde qui s'étendait sous leurs pieds, si intense qu'il se craquelait légèrement son masque de comédienne. La jeune fille l'inspirait. Il ignorait alors que plus tard, bien plus tard, marqué par cette rencontre, Garzdan demandera à jouer un petit rôle d'acteur dans la compagnie du Bateau guignol et que des années encore plus tard, portant le déguisement d'un noble, il ira contempler le Mur glacé du Nord. Et qu'elle, pourra chevaucher un dragon et planer au-dessus du monde pour le contempler.

« Créature féroce n'a donc besoin d'aucun navire pour fuir cette terre, mais d'un dragon pour voler dans les nuages », tout comme la jeune fille, il utilisa son corps pour exprimer une idée. Il étendit ses bras en battant l'air autour de lui et mima un dragon.

Garzdan savait écouter, aux prémices de cet échange instructif, Créature féroce avait mentionné l'appel des flots, mais à présent, son regard pétillait à l'évocation du ciel. La jeune fille voulait planer sur les zéphyrs des contrées des plus exotiques.

« Vous me prévoyez un avenir des plus spectaculaire Créature féroce, mais je crois que vous avez une trop haute opinion de moi-même. Je pense que je vais plutôt être de ceux qui entendront ses histoires fantastiques et qui boirons en l'honneur de ses héros à la taverne du coin. Je lèverais ma chope en scandant leurs noms et mes aventures à moi seront plus... ordinaire. »

Ce fut à sont tour de montrer des signes de faiblesses, Garzdan n'était pas de ceux qui marqueront l'histoire par ses exploits, il se savait.

« J'espère qu'un jour, lorsque je scruterais le ciel de Tyrosh ou celui de Westeros, je pourrais vous apercevoir, les cheveux détacher, offertes aux milles vents. Entre un simple humain et une Créature féroce obéissant au grand Saagaël, qui aura un avenir des plus lumineux ? »

Il se mit à sourire, retrouvant la contenance qu'il avait perdu quelques instant plus tôt.

« Peut-être que c'est à votre gloire que je boirais, à celle de la Créature féroce qui a su se libérer des chaînes de Saagaël. »

Talya ne se rendait pas compte de ses propres chaînes. Celles d’une jeune fille, d’une enfant presque, qui deviendrait un jour une femme porteuse de bien des espoirs. On verrait en elle un instrument de pouvoir, la preuve d’une alliance profitable avec la belle et la riche Tyrosh ou encore un beau trésor pour orner une collection bien remplie. Tout cela, la jeune fille ne s’en rendait pas encore compte. Pourtant, ses propres chaînes la retenaient déjà ici, dans ce temple où sa mère exerçait ce devoir qui finirait par lui revenir, un jour prochain. Alors, elle ne pourrait plus se dérober comme elle l’avait fait. Il n’aurait suffit que de quelques années de plus et cette pièce de théâtre qu’elle avait inventée n’aurait jamais eu lieu. Elle n’était qu’une enfant et sa disparition passagère était passée inaperçue. Une femme de haut rang ne pouvait pas se comporter de la sorte. L’enfance la protégeait de cette réalité crue et peu ragoûtante.


Car de liberté, Talya ne rêvait que de cela. La Créature Féroce n’était que le reflet de ses aspirations les plus profondes. Trios allait où bon lui semblait sans se soucier de l’avis d’autrui. C’était le propre des Dieux, après tout. Sans doute était-ce pour cela qu’elle rêvait de conquérir les flots comme ses frères ? Elle ne connaissait pas grand-chose du garçon qu’elle venait de rencontrer. Le Courageux Voyageur, cela lui allait bien comme surnom et pour cette pièce de théâtre cela le caractérisait fort bien, avait cette chance de ne pas savoir ce que le lendemain lui réserverait. Qu’importe que Quarth lui déplaise. Il avait encore pour lui des centaines d’autres villes et villages à découvrir. Peut-être même découvrirait-il des terres encore inconnues du commun des marins ? C’était là une destinée tout à fait enviable.


« Peut-être pas, je vous l’accorde. Une année, ce n’est que peu de choses. Une goutte d’eau dans l’océan à peine. Mais cela reste un bon début. Cela laisse le temps de conter ses aventures avant de reprendre la mer pour en vivre de nouvelles. Après tout, vous me semblez courageux et plein de ressources. Pourquoi, par Saagaël, se contenter d’un simple voyage alors que le monde regorge de merveilles ? »


Talya ne put retenir un rire en voyant son compagnon imprévu tenter d’imiter le vol d’un dragon. Sa démarche s’apparentait plus à celle d’un albatros mais l’effet était là malgré tout. Un dragon pour voler au-dessus des nuages et des flots, un voyageur ne pourrait rêver meilleur compagnon. Jaenara Belaerys avait eu cette chance et lorsque l’un de ses précepteurs lui avait conté son histoire, Talya n’avait pas pu se montrer plus passionnée par ses propos. Un dragon ne pouvait être maintenu en cage et son cavalier non plus. De fait, il ne pouvait pas y avoir de plus libres créatures qu’un dragon et son dragonnier !


« Un dragon ? En voilà une riche idée, Courageux Voyageur. Hélas, je crains que Saagaël ne me permette pas de telles largesses. Il me faudrait bien plus que mes modestes pouvoirs pour parvenir à un tel miracle. Je devrais me contenter du vol des mouettes et des goélands ou des longs vols planés des albatros. Telle est l’apparence que prennent les dragons en ce bas-monde désormais. »


Le pauvre… Lui aussi méritait sa part de gloire. L’espace de quelques secondes, une ombre passa sur le visage de la jeune fille. Son nom à elle figurait déjà dans quelques livres, dans la généalogie de sa famille notamment. Même après sa mort, on pourrait lire son nom, quand bien même la suite de sa destinée se révélait banal. Son impromptu camarade comédien méritait un tel honneur. Il avait au moins autant d’imagination qu’elle et pourrait se révéler être un formidable conteur ou un comédien zélé. De très bonnes troupes parcouraient Essos et nombreuses étaient celles qui faisaient halte à Tyrosh pour se produire dans telle ou telle grande demeure. Celui qui lui donnait la réplique avait toutes ses chances de briller, dans de telles circonstances.


« J’ai beaucoup de flair, pauvre mortel. décréta Talya, reprenant tous les atours de son rôle. Lorsque je m’adresse à quelqu’un, ce n’est jamais en vain. Un peu de panache, par tous les dieux ! Vous aussi, vous aurez vos propres histoires à conter. Laissez donc du temps au temps et la fortune finira par vous sourire si vous vous en montrez digne. »


La jeune Tyroshie était de ces âmes qui ne se laissaient jamais abattre. A ses yeux, il y avait toujours une chose à faire ou une raison de se réjouir. Le monde était ainsi fait, il existait toujours un moyen de s’en sortir. L’autre comédien était encore jeune, bien qu’il soit déjà plus âgé qu’elle. Il avait encore le temps de faire ses preuves, de se trouver un navire et un équipage. Après tout, on ne devenait pas capitaine en un jour. Même ses frères devaient d’abord faire partie d’un équipage avant de gagner, petit à petit, le droit de conduire leur propre navire et leurs propres négociations !


« Quant à moi, j’espère que les mouettes et les goélands me porteront les récits de vos exploits qu’importe où je me trouverais. Et que, de nos avenirs, nous pourrons converser de nouveau et peut-être trinquer à la prochaine grâce que nous fera Saagaël. »


Un vœu bien pieux que celui-ci. S’ils n’étaient que des enfants, tous deux faisaient partie de mondes bien différents. Il n’empêche, Talya voulait y croire. Il était toujours plus aisé d’imaginer une nouvelle rencontre entre le Courageux Voyageur et la Créature Féroce que de voir le retour des dragons. Et puis, le propre de l’avenir était de ne pas savoir ce qu’il nous réservait exactement. Si le hasard avait voulu qu’ils se rencontrent tous les deux ici, malgré qu’ils fassent partie d’univers totalement différents, il y avait bien une raison à tout cela !

Une année, c'était peu de chose en effet et pourtant... Elle pouvait être extrêmement longue, interminable même. Il se souvenait de certains moments où tout lui semblait être excessivement lent, comme si le temps était suspendu autour de lui, immobile. Allongé sur le sol des calles du bateau de Crâne Hurlant, il avait passé des heures à fixer son regard sur la crasse incrustée dans les planches de bois et d'autres encore à observer la poussière figée dans un fin rayon de soleil. À cet instant, jamais il n'aurait pensé qu'une année n'était que peu de chose, bien au contraire. Il n'était pas certain que ce temps n'était qu'une simple goutte d'eau dans l'océan à peine. Pourtant, venant de la Créature Féroce, il aurait pu croire n'importe quoi, au moins quelques instants. Il aimait sa vision naïve de ce vaste monde, elle apportait un vent d'innocence et de poésie, cela lui était agréable. C'était donc ainsi, l'ennui figeait le temps et la distraction l'accélérait.  

« Courageux et plein de ressources, Créature Féroce, vous avez réussi à me percer à jour. C'est tout à fait moi. » Il avait émis un large rictus, un sourire si grand qu'elle pouvait voir ses dents malmenées par des années de carence. « Vous avez raison, pour quelles raisons se contenter d'un simple voyage alors que le vaste monde s'étend devant nous ».

Ce vaste monde, Garzdan utilisait toujours cette expression, parce qu'il lui était difficile de quantifier cette terre. Pour lui, cet endroit, les îles et les contrées de Westeros, étaient illimités, sans limite. Il se demandait s'il était au moins possible de tout voir, de connaître toutes les langues et coutumes, goûter à tous les plaisirs des recoins. Dans son imagination abondante, le nouveau protégé de Roggo le Rouge pouvait s'inventer un tout autre univers.

« Un dieu possessif alors... Mais je crois que vous méritez mieux qu'une simple mouette. Elle est bruyante et pas assez maligne pour être liée à une créature de Saagaël », il offrit un regard plus mesquin, « Les mouettes, goélands et albatros appartiennent à mon monde, les dragons aux vôtres. Vous êtes peut-être lié à cette divinité, mais rien ne vous empêche de trouver votre propre liberté, n'est-ce pas ? »

Il était amusant de constater que cette conversation légère et emplit de magie n'était que des sous-entendus, des demi-mots pour parler de leurs vérités, de leurs cartes du monde. Et à quel point elle oscillait entre le jeu et la réalité, du rire à l'inquiétude déguisée.  

« Se montrer digne de Saagaël, je devrais sacrifier énormément d'enfant pour me montrer digne de notre charmant dieu », le jeune homme passa une de ses mains dans ses cheveux, replaçant une mèche derrière son oreille.

Peu importe où elle se trouvait. Garzdan était certain qu'elle serait mariée à un homme suffisamment riche pour lui offrir tout ce qu'elle souhaitait, mais il n'était pas certain que cela soit la liberté à laquelle Créature Féroce aspirait tant.

« Pensez-vous vraiment que Saagaël pourrait nous faire cet honneur ? Peut-être m'enverrait-il une autre créature pour réaliser des miracles ou pour m'effrayer ou encore me torturer », son visage juvénile se métamorphosa, il mima une expression horrifiée. « Vous pourriez lui demander d'être ma protectrice ? »

Il la trouvait très belle, ce n'était pas la première fois qu'il faisait ce constat, mais la voir sourire le lui rappelait. Et il devait l'avouer, Garzdan appréciait qu'elle veuille le voir de nouveau, témoignant de l'intérêt qu'elle lui portait. Il ne se faisait pas d'idée, il savait que ce n'était pas un intérêt romantique ou tout autre, mais il avait l'impression qu'avec lui, Créature Féroce pouvait être libre d'être celle qu'elle voulait devenir.

« Où est-ce que la Créature Féroce de Saagaël pourrait-elle se trouver dans cinq ans ? »

Juste un voyage. Un voyage de plus, vers d’autres contrées, Talya n’aurait demandé que cela. Dorne avait été un avant-goût de ce que le monde avait à lui offrir et la jeune fille en voulait plus, désormais. Ce vaste monde, elle voulait pouvoir l’embrasser de son regard, le découvrir, ramener elle aussi quelques trésors à sa famille venus du bout du monde, voire d’au-delà ! Elle enviait ses frères aînés, qui auraient cette chance. Elle enviait son courageux camarade de pouvoir faire de même. Depuis son retour des Jardins Aquatiques, son horizon se limitait à celui de la grande fenêtre de sa chambre et elle s’y sentait curieusement à l’étroit. Ce qu’elle considérait être son nid était devenu une cage, en quelques sortes. Une cage confortable, certes, mais qui devenait un peu trop étroite pour qu’elle puisse étendre ses ailes à sa guise.


« Il y a plus d’îles en ce monde que d’étoiles dans les cieux ! Les dieux en ont décidé ainsi, afin que leurs Créations se prennent au jeu de la découverte, de l’aventure. Tout comme les Mortels se détournent des fourmis, si insignifiantes et grouillantes, mon Maître ne pose son regard que sur ceux et celles qui sortent de la masse. Si l’Aventure sourit, il en ira de même pour la Fortune. »


Ils n’étaient pas du même monde, Talya le savait. Il y avait de ces petits détails qui la tiraient de son jeu, de la comédie qu’elle tissait autour d’elle. L’autre jeune garçon était plus maigre qu’elle, plus malmené qu’elle ne le serait sans doute jamais. Si elle ne craignait pas le courroux de sa mère en la voyant ainsi accompagnée, la jeune fille n’aurait pas hésité à le faire entrer dans le temple tout proche, afin de faire quérir quelques nourritures pour lui. Ce n’était pas tous les jours qu’elle trouvait un compagnon de jeu à sa mesure, son propre frère trouvant les contes ennuyeux à mourir, lui qui se rêvait déjà grand marin. Quant à sa cousine, elle s’effrayait pour un rien et aurait peut-être déjà détalé à la simple mention de Saagaël…


« Un dragon, rien que cela ? Talya étendit ses bras, laissant les voilages de sa tenue se gonfler légèrement à la manière d’ailes. Mon dieu lui-même ne pourrait rêver de plus belle monture pour parcourir la création ! Il m’en faudrait un peu plus petit que le sien, pour ne pas lui faire d’ombre ! » remarqua la jeune fille, au comble de l’amusement.


Les dragons avaient toujours fasciné son frère et elle-même. Aryos avait dévoré les récits concernant leurs lointains ancêtres valyriens, ou du moins les rares parchemins qui pouvaient encore les mentionner, avant de faire de même avec la Conquête de Westeros. Naturellement, Talya lui avait emboîté le pas et tous deux s’étaient mis à imaginer un monde où ils auraient pu encore se réclamer de Valyria. Un monde dans lequel ils auraient pu voler jusqu’aux cieux au point de toucher les nuages ou de voler quelques étoiles. Un monde où les voiles des navires n’auraient pas été grand-chose en comparaison des ailes des créatures qu’ils avaient rêvé dompter.


Mais son frère grandissait et bientôt, Père l’enverrait auprès de leur oncle pour qu’il découvre les mers et les océans. Alors, Talya serait seule avec ses dragons de papier et de tissu. Sa cousine ne s’y intéressait pas. Elle préférait ses poupées et avait même dédaigné les beaux bateaux miniatures que son oncle, et père pour elle, avait ramené de l’un de ses voyages. Sa liberté, la jeune Tyroshie en profitait actuellement et avec avidité. Chaque moment qu’elle volait au protocole lui procurait un grand plaisir et, le temps passant, elle développerait sans aucun doute des trésors d’intelligence pour poursuivre dans cette voie.


« Avec beaucoup d’imagination, rien ne saurait être impossible ! asséna Talya, sans trop savoir s’il s’agissait-là de son rôle ou de son inconscient qui parlait pour elle. Le sang ne fait pas tout. Avec beaucoup de ruse et d’astuce, il est possible de contenter mon dieu plus qu’on ne peut le croire. »


Son masque était de retour. Talya le trouvait rassurant, à bien des égards. Ce costume, ce rôle qu’elle revêtait, lui procurait un grand réconfort. Elle fit mine de montrer les dents, à la manière de ces lions et de ces tigres qu’elle avait vus dans les bestiaires de ses précepteurs. Elle se voulait plus impressionnante, sans être terrifiante. Son sourire trahissait pourtant d’autres intentions. Celle d’une enfant qui s’amusait, tout simplement.


« Saagaël peut tout et son contraire. lança Talya, rendue énigmatique par ce constat. Tout dépend de son humeur et des présents qui lui sont faits. Un peu de protection ne peut faire de mal, lorsqu’il est temps d’aller à sa rencontre, tout comme le fait d’avoir un compagnon de voyage ne saurait être un mal. »


Cinq ans. C’était si loin et si près, cinq ans. Pour la Créature Féroce, cela ne devait représenter qu’une poignée de jours, de semaines tout au plus. Ressentait-elle vraiment le temps qui passait ? Les prêtres disaient toujours que les dieux ne vieillissaient pas. Qu’ils étaient et qu’ils persisteraient. Mais Talya le savait, au fond d’elle, que cette question n’était pas destinée à la Créature. Elle concernait la jeune fille qu’elle était derrière son rôle. Et pour la première fois depuis le début de leur jeu, une petite ride se creusa sur son front, alors que la jeune Tyroshie se plongeait dans ses pensées.


« Que puis-je rêver que je n’aurais pas déjà ? Saagaël sait combler ses créations de nombreux présents. Pourtant… Pourtant il y en a un qu’il ne m’a pas offert. Peut-être est-ce parce que je ne lui a pas demandé. Peut-être est-ce parce que le temps n’est qu’une donnée inconstante à ses yeux. Cinq ans, ce n’est rien entre les griffes d’un dieu. Talya sourit, sincèrement, loin de ses crocs de monstre. J’aimerai qu’il me libère et que je puisse vivre sur la mer. Juste cinq ans, ce n’est pas grand-chose. J’aimerai aller jusqu’à Braavos et découvrir ses mascarades. Ou même jusqu’au Mur, il passe pour être singulièrement grand ! »


Que voulait-elle, au fond ? Lire, écrire, apprendre, voyager. Lier sa vie à une personne qui se reconnaîtrait dans ses envies, au moins en partie. Cela commençait à faire une sacrée liste.


« Dans cinq ans, je pourrais être au bout du monde, prête à sauter dans l’inconnu à pieds joints. J’aimerai le documenter et ramener avec moi des objets comme nul autre homme n’aurait vu.  J’aimerai avoir d’autres histoires à conter, qu’on se souvienne de moi pour cela. »


Des vœux qui ne seyaient pas à une dame. Des vœux qui étaient pourtant les siens.