Entre le fantasme et la réalité ☾ Solo

Ce n'est qu'un simple jeu, des enfants qui rient aux éclats, ils courent, se talonnent de près dans la cour du château, ils se poursuivent avec des bâtons à la main, parfois ils trébuchent, mais ils se relèvent. Toujours. Ce sont des Royce après tout. L'un est un chevalier, comme l'était son illustre père, tandis que l'autre est un mécréant venu kidnapper la princesse. Une altesse qui n'a nulle envie d'être sauvé, elle prend une cravache et se défend maladroitement, évitant de justesse l'autre fillette. Ils sont en pleins combats, presque en transe tant ils se persuadent de la véracité de leur comédie. Parfois, la réalité les rattrape violemment, ils se mettent à crier, frustrés d'avoir pris un mauvais coup, réclamant une pause et dans un même instant, ils se tordent de rire. Ils oublient vite la douleur, car tout ce qui compte, c'est cet instant, où ils n'ont juste qu'à être eux-mêmes. Plus de leçons à apprendre avec le mestre, plus de titres, plus de pères parties en guerre, plus de mères effrayés. Très loin de ce monde d'adulte. Seulement des enfants. Juste cela. Tous les quatre se laissent aller au plaisir d'un amusement enfantin, ce qui est agréable pour la vue et l'ouïe. Mais Maddy reste sourde à leurs joies, ses yeux se voiles par le chagrin. Imperturbable, impassible, elle reste à leur côté, les mains sur son ventre bien arrondit. La tête baissée, restant muette devant les appels incessants des enfants, ils finissent par ignorer sa présence. Dans ce fantasme monté de toute pièce, la nourrice est une grande tour de guet. Elle veille, elle attend.

Les règles sont si simples pensa-t-elle dans un éclair de lucidité, s'ils meurent, ils peuvent revenir à la vie, seulement en touchant la tour de guet. Ils se relèvent de leurs trépas, peuvent changer d'histoire et reprendre le combat. Rien d'aussi simple. On tombe, on pose sa main sur la sienne, on revient, on joue de nouveau. Si seulement cela peut être vrai se dit-elle dans un murmure imperceptible. Si seulement ce fantasme peut être réel. Pour eux, la mort n'est que temporaire, c'est le privilège de l'enfance. Un avantage que Maddy ne partagent pas. Tandis qu'ils jouent naïvement, toutes ses pensées sont focalisées sur les soldats qui tombent, sans pouvoir se relever. Sur deux frères, sur lui. S'il meurt, rien ne pourra le ramener jusqu'à elle. Le faire revenir parmi les siens. Rien. La mort l'emporterait, son corps finirait dans la terre de ses ancêtres et jamais plus elle ne sentirait sa chaleur, jamais plus elle ne reverrait son visage, ni entendrait son rire... Il restera de son chevalier un amour vivace, deux enfants qui ne connaîtront de lui que des récits, des souvenirs qui finiront par s'estomper avec le temps. Il ne serait plus qu'un grain de poussière dans son œil, il fera germer des larmes de tristesses, mais il sera toujours près d'elle.

Prise toute entière dans sa propre mélancolie, Maddy n'avait pas fait attention aux départs des jumeaux. Ce n'était qu'une pause pour eux, un moment de respiration dans des leçons orchestrés par le mestre. Westeros était à la porte d'un effondrement, les enfants risquaient de perdre un père et un oncle, un château, l'entièreté d'une vie, mais ils gardaient leurs rituels, protéger par cette insouciance, ils continuaient d'apprendre. Lucas à devenir le futur seigneur de Roches-aux-runes et Edmée, une future dame. Mais leurs avenirs allaient-ils rester le même ? L'insulaire était rongé par la peur, pour les valois, pour cette famille, pour la sienne. Si Andar n'était pas victorieux, si Robar tombait lui aussi, si le château était encerclé. Qu'allaient-ils devenir ? Qu'allaient-ils tous devenir ? Sam Stone se préparait au pire, comme toujours, il envisageait les possibilités, réfléchissait à des stratagèmes pour protéger l'héritage de Yohn Royce. Il avait reçu l'ordre de rester, de veiller, mais il ne pouvait pas rester inactif. Il était soldat, il était guerrier, et non pas une Tour de Guet qui attend que le pire arrive. Le vieil homme était prévoyant, c'est ce qui l'avait gardé envie durant toutes ses années. Il avait même mis des provisions dans une crique, en contre bas de la falaise, il avait imaginé une fuite sur l'île de la Sorcière. Là-bas, ils seront pris au piège sur une île, mais les eaux étaient dangereuses pour des non-initiés. Ils seront en sécurité, ignorant alors qu'un dragon crachait des flammes sur leur armée. Ignorant que leur plus grand espoirs se défendaient contre un raz de marée de haine. Et que peut-être, personne ne s'en sortirait.

Les deux enfants sont habités par leur imagination. Ils combattent, hurlent, rient. Parfois ils font des pauses, ils décrivent leurs histoires, leurs armées, leurs blessures et plus le temps passe, plus la Tour de Guet commence, elle aussi, à être piégée dans ce fantasme. Les deux bâtons s'entrechoquent, et à chaque fois, elle a l'impression d'entendre au loin l'écho métallique des épées. L'éclat du fer résonne tout autour d'elle, il arrive par vague, excluant tout autre son à ses oreilles. Toute son attention est fixée sur lui, mais lorsque ses yeux cernés se posent sur leurs armes de fortunes, elle ne voit que du bois dans des mains enfantines. Malgré tout, elle continue de tressaillir dès que les branches se cognent l'une contre l'autre. Elle est sourde à leur jeu, mais elle a l'impression d'être propulsé dans cette guerre qui souille la terre du Val. Peu à peu, elle glisse dans leurs illusions, leurs bâtons se muent en sabres aiguisés, ce ne sont plus des enfants devant elle, mais deux guerriers avides de victoire. Avides de sang. Elle vit aussi intensément qu'eux cette lutte pour leur survie, mais sans véritablement les voir.

Ils continuent à se pourchasser avec grand fracas, ils font tomber des paniers entassés, ils courent à en perdre haleine, mais le guerrier atteint rapidement sa cible. Elle est trop lente avec cette robe qui entrave le moindre de ses mouvements. Pourtant, même avec ce handicap, elle continue la lutte. C'est une presque Descarpe après tout, une descendante de la grande Ursula qui a tenu tête au Royce. Mais il faut désigner un gagnant et elle perd. Vainqueur du duel, le chevalier transperce le ventre de la sorcière avec la pointe de son épée imaginaire, et dans la même seconde, la Tour cède. Elle s'écroule sur elle-même dans un gémissement à peine audible, mettant fin à leur fantasme. Elle sent une pointe de douleur dans ce ventre qui abrite la vie, comme si c'était elle qui avait subit le choc et non sa fille. L'enfant avait lui aussi donné un coup, suffisamment fort pour la sortir de sa torpeur, mettant ainsi fin à ses propres illusions. Fragilisée par ses angoisses et sa grossesse, Maddy s'effondra, les genoux sur le sol, elle mit ses mains sur sa bouche pour censurer ses sanglots. Ce fut un véritable torrent qui s'échappait de ses yeux clos.

Plongé dans cette mélasse d'émotions négatives, elle sentit des petites mains froides se poser sur elle. Les deux enfants avaient arrêté de jouer, ils l'examinaient avec un air étrange, les joues incarnates, la respiration saccadée par l'effort. Dans la même position douloureuse, ils continuèrent à la fixer, échangeant parfois des regards inquiets, mais Maddy ne pouvait pas s'arrêter de pleurer. C'était hors de contrôle. Mais ils étaient patients, ils attendaient une ouverture, le moment idéal pour se lancer. Et ce fut Rosenn qui essaya la première : "J'vais bien, c'est que pour du faux". La petite fille cherchait à réconforter sa mère. Elle ignorait alors que ses larmes étaient pour ceux qui vivaient véritablement ce combat, et que pour eux, ce n'était pas que du faux. Essuyant son nez avec la manche de sa robe, Maddy essayait d'articuler "Je sais, ce n'est rien". Dans son esprit, c'était assez clair, mais pour les enfants cette phrase avait été ponctué par des hoquètements et des reniflements discourtois. Ne comprenant pas, ils décidèrent d'une autre stratégie, Angus fut le premier à entourer ses petits bras autour de son cou, puis ce fut au tour de la petite blonde. Puis après un long moment, elle approcha ses lèvres de son oreille et lui murmura : " grand-père a dit qu'il est fort, et je l'crois, il va r'vnir à la maison ". À ses mots, Maddy se remit à pleurer, mais cette fois dans l'espoir qu'elle dise vrai. La serrant un peu plus, comme un appel à ce qu'elle continue, la fillette rajouta en mettant la main son son ventre : " il va r'vnir pour nous ". C'était sans doute la première fois que Rosenn disait de telles choses, et cela lui faisait du bien. Car alors elle avait l'espoir que le lien père fille n'était pas perdu. Mais pour qu'il puisse exister réellement, il devait rentrer. Pour de vrai. Mais une question demeurait, disait-elle cela pour la réconforter ou parce qu'elle le pensait réellement ?

Dans leurs bras, l'insulaire était dans une autre réalité, moins éprouvante, plus légère. Elle ne voulait plus les quitter car ils étaient la béquille qui l'empêchait de sombrer. Ce lien physique lui permettait de briser sa solitude, elle se sentait sécurisée par leurs petits battements de cœur devenus réguliers. Ses petits guerriers allaient bien et ils veillaient à ce que la Tour de Guet tienne suffisamment longtemps pour pouvoir à nouveau être emporté dans leurs fantasmes enfantins.

Délaissant la raison pour la peur, Maddy s'accrochait avec force autour de leurs petits corps. Les deux enfants essayaient parfois de se libérer de ses bras, mais à chaque tentative, elle resserrait un peu plus son emprise. Alors ils avaient fini par arrêter, ils se regardaient parfois avec cette petite moue frustrée, mais alors germaient d’autres fantasmes, d’autres jeux. Dans leurs esprits, ses mains devenaient des tentacules, et ils étaient pris au piège. Non plus par la tour de Guet, mais par un immense Kraken, le dévoreur de navire. La créature marine avait détruit leur bateau, car ils étaient des pirates et ils avaient volé les pierres précieuses qui étaient sous sa surveillance. Ils riaient doucement dans le creux de ses tentacules, ils gesticulaient à tour de rôle pour la faire lâcher prise et au bout d’un moment, elle les laissa partir. Dans la même seconde, profitant de cette nouvelle liberté nouvelle, ils se mirent à courir. Le plus loin d'elle, comme s’ils s’imaginaient qu’elle allait se mettre à courir après eux.

Depuis quelques jours, elle se sentait si lourde, si impotente, elle avait l'impression que son ventre pesait trop lourd et que ses jambes étaient trop faible pour pouvoir la porter... Se remettant difficilement sur ses pieds, l’insulaire sécha lentement ses joues et son nez avec sa manche. Les yeux brûlés par ses pleures, elle inspira profondément et se mit à marcher. Peut lui importait la destination, elle avait simplement besoin d’être en action. « Venez les enfants », sa voix enrouées par les larmes donnaient l’impression qu’elle appartenait à une autre personnes. « On va sur la plage » demanda Rosenn, sa joie à peine dissimulée. C’était son endroit préférée. C’était une insulaire après tout. Mais Maddy ne répondit pas, elle émit simplement un grognement, qui fut interprété par un oui. Marchant derrière eux, elle les suivaient tranquillement, sans véritablement se rendre compte de sa destination. Enlevant ses chaussures, Maddy marchait sur le sable mouillé et sentait les vagues lui chatouiller les doigts de pieds. Le bas de sa robe était trempé par le remous de l’océan, mais ça lui importait peu ou du moins, elle ne s'en était pas rendu compte. Pourtant, la moindre fibre de tissus imbibés d'eau l'assourdissait considérablement, mais c'était comme être ancrée dans le sol.

Les deux enfants interrompirent un moment leurs courses effrénées, car ils savaient trouver leurs bastions. Un immense rondin de bois creux avait échoué sur la plage. Et avec une rapidité étonnante, ils grimpèrent dessus et nommèrent ce navire improvisé le Sépulcre des Mers. Ce nom ne venait pas de nulle part, c’était le bateau de sa nourrice. Pirate depuis sa naissance, Névia avait grandit sur un navire. Il voguait encore sur les océans, mais son père n’était plus son capitaine. Ce vieux ivrogne l’avait perdu à cause d’une dette au jeu et Névia qui n’avait connu que les planches de le Sépulcre des Mers et une vie d’aventure avait été débarqué sur l’île de la sorcière. Est-ce par symbolisme qui avait poussé ses anciens compagnons de route de la laisser dans un tel endroit ? C’était une question qu’elle se posait encore. Toujours était il qu’elle était aujourd’hui dans cet endroit, elle avait accepté une courte mission, mais cette courte mission de quelques mots était devenue des années. Elle aurait pu retrouver son ancienne existence, mais elle semblait avoir trouvé ici quelques choses. Une seconde famille.

La voix d’Angus et de Rosenn était recouverte par les tumultes de l’océan, c’était assourdissant, mais agréable pour Maddy. Elle était ailleurs comme absente. Il n’y avait aucune pensée qui animait son esprit, aucune mélodie, nulle tension dans son corps, seulement le silence du vide. Elle était sourde à toute autre chose que ce néant intérieur. Si bien qu’une heure n’eût été que quelques secondes. Tournant son regard cerné par l’épuisement, elle ne rencontra que l'absence des enfants, ils n’étaient plus sur ce morceau de bois. Un sentiment de panique la saisissait, mais elle fut immédiatement rassurée lorsqu’elle vit une petite tête brune derrière ce bateau imaginaire, puis une tête blonde et une autre. Maddy s’étonna, quand est-ce que Névia était arrivée ? L’entièreté de son visage était marquée par la surprise, un fait qui n’avait pas échappé à la nourrice improvisée. Leur laissant continués leurs jeux, elle se rapprocha de sa position « tu leur fait peur en agissant comme un fantôme », lui reprocha-t-telle. Pourtant, elle n’avait pas une voix sévère, ni autoritaire. « Tiens, on a fabriqué ça pendant que tu f'sais ché pas quoi avec l’océan », elle lui tendit un collier fait avec des coquillages. « S’il perd ses titres, il pourra toujours vendre des colliers », Névia se mit à rire, un rire gras comme si tout ceci n'avait aucune importance.