Regards croisés

La trace du coup qu'il avait pris sur la mâchoire quelques jours plus tôt n'était plus qu'une vague ombre grandement dissimulée par la légère barbe qu'il portait, et la douleur qui l'accompagnait parfois avait plus tendance à lui rappeler d'agréables souvenirs plutôt que l'affrontement qui l'avait causé. Une autre raison pour s'éloigner de Crique-Astérie pour les journées restantes avant son départ, autant pour les marins qui pouvaient encore lui en vouloir que pour ne pas retomber sur un jeune noble avec lequel il risquait de vouloir à nouveau jouer. Il avait donc quitté l'auberge du petit port pour se rendre dans une autre bourgade de La Treille, plus peuplée et animée, et s'était trouvé une nouvelle chambre miteuse dans un établissement bruyant et à l'hygiène douteuse où il s'était senti bien plus à l'aise que s'il s'était fait reconnaître comme noble et avait profité de l'hospitalité du seigneur local. Non, il voulait encore profiter un peu de cette tranquillité qui allait avec son anonymat, le laissant libre de faire ce qu'il voulait quand il le voulait sans que personne y trouve à redire ou ne porte sur lui un regard sévère comme ceux qui l'attendaient très certainement dans le Nord, avec ce titre dont il ne voulait pas. Il aurait encore pu décider de rebrousser chemin, retourner se perdre quelque part dans Essos ou même partir à la découverte de Sothoryos et laisser quelqu'un d'autre gérer à sa place le temps qu'il ait fini d'errer par monts et par vaux, mais il savait aussi que c'était son devoir de reprendre la tête du fief et un Forestier ne cédait pas et faisait face, même s'il avait abandonné ce nom pendant de nombreuses années. Il faudrait aussi se refaire à ça, être appeler par son nom complet et plus seulement Edwin, ou une variation selon la langue de ceux qu'il croisait, associé à ce titre et au poids des responsabilités qui allait avec.

Mais pour le moment tout ça était encore loin, du moins assez pour qu'il puisse encore repousser ces pensées déprimantes en se concentrant sur autre chose, et une nouvelle fois il avait décidé de se changer les idées en traînant en ville. Il avait passé la matinée sur le port, observant les bateaux qui s'éloignaient à l'est avant de disparaître à l'horizon, les pêcheurs qui revenaient de mer avec leurs filets chargés et les commerçants qui débarquaient leurs marchandises diverses, avant de prendre un bref déjeuner arrosé de vin dans l'une des auberges toutes proches, suivi d'une ou deux parties de cartes avec d'autres voyageurs de passage. S'il n'en était pas ressorti grand gagnant, au moins il n'avait pas perdu beaucoup, et cette fois il s'était abstenu d'essayer d'arnaquer les autres joueurs, n'ayant aucune envie de se reprendre une volée de coups comme la dernière fois qu'il avait pensé utile de jouer au plus malin. Il avait finalement rejoint le grand marché où il passait d'un étal à l'autre sans vraiment regarder ce qui était proposé, plus absorbé par les gens qui se trouvaient de chaque côté des larges planches et des paniers. Il avait toujours aimé se mêler aux foules et en observer les discrets éléments les composants, écouter les langues qu'on y parlait et détailler les visages croisés. Il fut finalement attiré par l'un des marchands dont il avait reconnu l'accent et s'était arrêté pour discuter avec lui de sa cité d'origine, Braavos. Première étape de son voyage, la Cité Secrète avait toujours eu une place particulière dans ses souvenirs, et il aurait aimé y retourner une dernière fois avant de rentrer chez lui. Passant de l'ouestrien que le marchand maîtrisait difficilement à sa langue d'origine, ils passèrent un long moment à évoquer les divers changements qui s'étaient opérés depuis son passage et ce qui était en revanche resté identique, parfois entre-coupés de rires lorsqu'ils se retrouvaient à partager la même opinion sur certains éléments.

Se sentant observé, il tourna la tête en pleine conversation à la recherche du regard et eut un instant d'arrêt, interdit devant la jeune beauté dont il venait de croiser le visage charmant, avant de reprendre ses esprits et de lui adresser un discret mouvement de tête associé d'un sourire, puis de revenir à sa discussion, gardant un œil sur la demoiselle. Attendant qu'elle s'éloigne, il prit congé du marchand avec la promesse de repasser un peu plus tard pour partager d'autres histoires autour d'un verre ou deux, et se fraya un chemin à travers la foule, les yeux rivés aux éclats dorés qui s'accrochaient dans sa chevelure. Plusieurs fois il l'avait dépassée, prenant le temps d'examiner chaque indice qu'il pouvait récolter sur elle. Ses vêtements élégants et riches, ses mouvements mesurés et distingués, la femme qui la suivait comme une ombre et veillait à ce que personne ne l'approche de trop près, autant de détails qui le faisait pencher pour une fille de bonne famille, voire une noble. Peut-être même faisant partie de la famille à qui appartenaient les lieux, mais il n'avait pour le moment aucun moyen de le savoir. Et à chaque fois qu'il la dépassait, il s'arrangeait pour croiser son regard d'un bleu exquis, s'assurant qu'elle l'ait remarqué avant de disparaître à nouveau dans la foule. Il aurait pu jouer comme ça des heures, à simplement se satisfaire de brefs regards échangés et de discrets sourires, mais le marché ne s'étendait pas jusqu'à l'autre bout de l'île et elle finirait par disparaître, définitivement cette fois. Il se plaça donc à un étal plus loin sur son chemin, faisant mine d'être très intéressé par les babioles proposées par une vieille femme édentée à l'accent dornien à couper au couteau, guettant son approche du coin de l’œil. Trois étals plus loin, un, quelques pas, jusqu'à ce qu'elle vienne à son tour examiner les objets posés devant eux. De près elle était encore plus belle, sa peau blanche parsemée de discrètes tâches de rousseur faisant encore plus ressortir ses grands yeux et ses lèvres finement ourlées, et il ne put s'empêcher de sourire un peu plus.