Dans mes filets

Je finis de tailler un minuscule mât pour le déposer sur la petite maquette avant de le fixer soigneusement. Qui aurait cru que de passer des heures à graver et tailler des pièces minuscules me permettrait de mettre en pratique, à moindre échelle bien sûr, tout ce que j’avais appris à Essos et au-delà. Cela me permettait dans un premier temps de mieux comprendre certains concepts que j’avais eu du mal à comprendre, il faudrait que j’apprenne à parler au moins la langue du commerce avant de repartir. Et dans un deuxième temps me rendre compte que j’avais bien mal compris des choses. Je posai la petite maquette sur un gros baquet d’eau et l’observai flotter pendant un instant avant de recommencer à prendre des notes sur un carnet de cuir. Ce n’était que mon cinquième ! Plus j’étudiais, plus j’en remplissais, de mon écriture minuscule, dessinant soigneusement chacune des modifications. C’était un mélange particulier de dessin et d’explication. Je tentai, de mon mieux, que les explications soient le plus claires et concises possible. Qui sait ! Peut-être que je serais la prochaine grande ingénieure navale ! Et que mes notes seraient utiles à d’autres.

« Grayce. »

Je relevai la tête alors que je faisais des expériences sur le minuscule bateau. Ah… Visiblement, c’était l’heure de rentrer. Mon adorable oncle m’envoyait tous les soirs un garde pour être sûr que je rentre en sécurité. Ou alors pour me surveiller. Au choix. C’était sans doute les deux. J’étais presque sûre que Père avait prévenue Norne : il arrivait quelque chose à un de mes cheveux, il le ferait décapiter. Ou pire. Enfin, les relations entre mon père et mon oncle c’était une longue histoire d’amour et de haine. J’inclinai la tête, rangeai toutes mes affaires avant de remettre mon sac sur mon épaule. Puisque c’était l’heure de ranger.

Le trajet jusqu’à la demeure de mon oncle durait une vingtaine de minutes à pied. J’entrai dans l’endroit comme-ci c’était ma demeure, depuis quelque temps c’était le cas. Je vivais ici après tout depuis… deux lunes. Je grimpais quatre à quatre les marches jusqu’à ma chambre pour défaire mes affaires, faire ma toilette et passer des vêtements propres, avant de reprendre mon carnet en cours et de descendre dans le salon où un petit feu brûlait avec mon oncle devant.

« M’oncle. »

Fis-je d’un ton égale avant de m’asseoir et d’étendre mes jambes devant le feu et de commencer à retravailler mes notes les sourcils légèrement froncés de concentration.

J’avais la chance de recevoir ma nièce ici. Toute ma vie avait été une compétition contre mon frère et ses idées nouvelles, son adaptation aux mœurs des continentaux jusqu’à marier l’un de ses fils avec une seigneuresse dornienne. J’avais évidemment refusé d’assister au mariage, je passais outre ma tentative, échouée, de faire de sa fille aînée l’une de mes créatures. Mais après des années de rancœur, les choses avaient tellement changé que je recevais l’une de ses filles sur mon domaine pour qu’elle y travaille comme une charpentière de talent. Discrètement j’avais observé son travail tout en la gardant de près car elle restait de mon sang, j’admirais son œuvre. Nous, Bonfrère, sommes des fer-nés et à ce titre avant des maîtres d’une île comme pouvait le penser mon frère nous étions des hommes de la mer, voir cette nièce devenir si inventive avec la navigation était un réconfort pour moi.

“Tu as bien travaillé aujourd’hui ? Parles mois de tes avancées.”

Je sais que cette partie de ma famille me prenait pour une sorte de sauvage et que tel les fer-nés les plus durs ils devaient penser que j’étais fermé à l’idée de voir une femme apprendre et travailler consciencieusement. Loin de moi cette idée, n’avais-je pas fait d’une de mes nièces une combattante hors pair ? Non, Grayce m'intéressait sincèrement car elle portait en elle une vivacité et une force propre à notre sang, plus encore je la trouvais plus passionnante que mon frère lui-même qui gouvernait son île comme un seigneur continental. Grayce était libre comme une fer-née et son sang bouillonnait à l’idée du voyage de mer et de l'exploration, une chose qui me tenait en haleine. J’avais, secrètement de l’admiration pour cette parente et sa volonté de faire avancer notre technologie maritime, sa présence parmi nous était une aubaine. Seulement il fallait savoir saisir l’occasion

“Dis moi, ma nièce, est-ce que tu te plais à Shatterstone ? Parle moi de tes projets, j’ai envie de comprendre ce que tu fais, tu saisi ?”

Oh, je me doute que pour elle j’étais loin d’être l’oncle idéal ni même un homme avec qui elle pouvait partager quoi que ce soit mais l’idée qu’elle était une femme de la mer et qu’elle allait sublimé ma flotte par ses connaissances et ses recherches m’intriguait au plus au point. Je voulais la connaître, je voulais absolument la comprendre et la sortir du néant vers lequel mon frère dirigeait sa famille.

   

Je rajustai machinalement le bord de mes manches en profitant du feu ronflant dans la cheminée. Norne était là aussi. C’était logique, n’est-ce pas ? J’étais chez lui. Enfin qu’importe ! Ce n’était pas la peine de penser aux conflits entre mon père et lui, je n’étais pas là pour créer des conflits, mais bien pour travailler et faire progresser le monde de la charpenterie navale, ce n’était pas rien. J’étais ambitieuse, je savais que je pouvais le faire, il fallait juste que je travaille plus dur que tous les autres pour réussir. J’étais une femme et dans ce monde, je savais très bien qu’il fallait que je fasse deux fois plus que les autres. Alors, dans un premier temps ce n’était que des améliorations avant d’attaquer un bateau entier. Je poussai un petit soupir, il fallait que je me concentre sur ce que je faisais ! Sinon je ne pourrais pas me concentrer sur la prise de note du jour. Je levai les yeux vers mon oncle avant de m’installer un peu plus confortablement dans mon siège.

« Ca s’passe bien, ouais. Disons que j’suis en phase de tests. Enfin, pas trop… »

Je me mordis les joues, c’était un peu plus compliqué que ça en réalité. Je me frottais machinalement le nez pendant une seconde.

« J’travaille en gros… sur des miniatures d’bâteaux, j’teste plus ou moins tout ce que j’ai appris, mais en tout p’tit, comme ça j’gaspille pas d’ressources et j’peux tester les techniques et mieux les comprendre. Parce que c’pas facile d’comprendre en langue étrangère toujours. »

Vraiment pas. Je passai une main sur mon visage pendant une seconde, ce n’était pas facile à expliquer ces cinq années en quelques mots, je n’étais pas la plus loquace, vraiment pas, je laissai les autres raconter pour moi, c’était toujours le plus simple. J’observai mon oncle pendant quelques secondes à ses questions avant de hausser un peu les épaules. Est-ce que je me plaisais ici ? C’était un peu plus complexe que ça. Je remuais légèrement le nez avant de reprendre la parole.

« C’est confortable, j’ai pas à me plaindre, y a moindre d’bruit qu’à Cormartel. C’plus facile pour travailler. J’ai… J’veux créer un nouveau type d’bateau pour notre peuple. J’veux que ce soit un bateau rapide et plus grand pour permettre d’plus grandes explorations. Là pour l’instant, j’peux pas juste créer un nouveau bateau, c’trop grand d’un coup. Du coup j’passe pour l’instant à travailler sur une amélioration d’un bateau. Comme ça j’pourrais prouver qu’j’sais faire des trucs, qu’j’ai appris à Essos et au-delà. Et puis comme ça j’maîtrise complètement les techniques qu’j’ai apprises. Pis j’pourrais simplement p’tre… les améliorer ? En quelque sorte ? »

J’inclinai légèrement la tête sur le côté.

« En soit, j’fais rien d’extraordinaire pour l’instant. Ca s’ra après que j’pourrais vraiment montrer c’que j’sais faire. »

je lui offris un sourire éclair sans pour autant lui montrer ce que j’avais dans mon carnet.