De la Vouivre au Cygne [Avec Clifford Swann]
The White Wyvern
Darkdell – An 308, lune 9, semaine 1.
A l’attention de Ser Clifford Swann,
Mon cher ami,
Une fois n’est pas coutume, il semblerait que je prenne la plume pour me réjouir d’une fort bonne nouvelle. N’ayez crainte, comme j’ai pu le confier à Lady Alyce, votre fils se porte très bien. A dire vrai, il fait notre bonheur à mon époux et à moi-même et il vous transmets ses meilleurs sentiments. Ce n’est pas faute de l’enjoindre à vous écrire, vous savez. Son esprit semble accaparé ailleurs mais notre Mestre ne désespère pas à l’idée de le motiver en ce sens. Sachez qu’il s’est profondément réjoui lorsque nous lui avons annoncé la grande nouvelle ! Il m’a semblé fort heureux de se savoir grand frère, lui qui veille déjà si bien sur mon dernier-né.
Ma chère Alyce m’a déjà fait part du fait qu’elle se remettait promptement de ses couches. Un fait dont je ne peux que me réjouir. J’ose espérer que le jeune Gawen ne vous cause pas trop de troubles et qu’il ne trouble pas de trop les nuits de Sacrelieu ? Vous avez tous et toutes mérité un prompt repos au vu des circonstances. Le fleuve a-t-il enfin quitté vos terres ? Il s’y attarde décidément de trop. Que cela soit de chaleur ou d’eau, le trop plein est toujours un mal semble-t-il. Encore un peu et je ne reconnaîtrais plus mes propres terres. A bien des égards, la belle saison est souvent aussi dangereuse que la plus mauvaise… N’ayez crainte, nous ne manquons de rien. Nos réserves nous permettront de nous en relever et personne n’aura à en souffrir. Ma protection est et restera sûre quoiqu’il advienne. Je me désole cependant de ne plus voir mes champs aussi bigarrés et fleuris qu’à l’accoutumée.
Fort heureusement, les enfants ne semblent pas affectés en outre mesure par tout cela. S’ils ont été plus effrayés qu’ils ne veulent bien l’avouer par les récents orages, ils offrent à Darkdell plus de vie que ma demeure n’en a connu durant mon adolescence. J’ose espérer que ma fille vous offre un pareil réconfort. Je ne sais que trop bien que le départ d’Orryn, aussi nécessaire soit-il, a causé quelques émois. Il en va de même pour Melessa, bien que je la sais bien entourée en votre demeure et que son esprit sera aussi aiguisé qu’une lame en acier valyrien à son retour entre mes murs. Un fait dont je ne saurais me plaindre, au contraire. Nous manquons encore de femmes comme votre épouse ou moi-même, vous en conviendrez sans doute. L’on ne pourra m’ôter de l’esprit que, homme ou femme, nos fiefs sont toujours bien debout de même que nos demeures. Je vous réitère mon approbation quant aux apprentissages et aux lectures que vous voudrez bien lui donner en compagnie de votre épouse. Vous avez toute ma confiance et cela soulage grandement mon cœur de mère de savoir l’une de mes Vouivres aussi bien entourée.
Je crains que des affaires urgentes ne m’attendent en ce jour. J’espère cependant que cette lettre vous trouvera en fort bonne santé. Je vous prie d’accepter mes félicitations pour la naissance du tout jeune Gawen. Puisse-t-il devenir un chevalier ou un esprit fin dont vous pourrez être tous deux fiers ! Je vous laisse sur cette note de félicité. N’y voyez pas là une faiblesse de ma part. Les occasions de se réjouir sont toujours trop rares et il convient de les attraper dès que nous en avons l’occasion. Mon esprit est toujours affûté de même que mes mots. Nous aurons l’occasion de débattre à nouveau au plus vite, je ne saurais en douter. Les dernières catastrophes n’ont pu que me laisser sur ma faim à ce sujet. Je suppose qu’il en va de même pour vous.
« Pieusement » vôtre,
Melior Vouyvère, Seigneuresse de Darkdell.
Invité
Sacrelieu – An 308, lune 9, semaine 2.
Lady Melior,
Comme il me réjouit d’avoir de vos nouvelles ! Avec les derniers événements qui se sont produits à Sacrelieu, j’avais presque perdu tout contact avec le monde extérieur : non que les corbeaux ne soient plus arrivés, mais je n’ai eu le temps de rien et pas une minute pour poser les yeux sur un parchemin quelconque, sans même parler de la possibilité d’y répondre…
Pour vous éclairer, mais cela répondra à vos questions également, nous avons terminé la lune dernière seulement de déblayer ce qui avait été charrié ou emporté par la Mander. Heureusement, pas de blessés ni quoique ce soit de vraiment dommageable dans le bourg. Nos pèlerins continuent à cheminer par ici et le Matristère n’a pas été touché. Nous ne sommes donc pas trop à plaindre, même s’il est à craindre que les récoltes en aient pâtis. Il est encore trop tôt pour le dire. Je suppose qu’il s’agit d’un mal pour un bien. Si nous avons de la chance, les sols seront fertiles l’année prochaine : ce que nous avons perdu cette année, nous le regagnerons à ce moment là.
Pour l’heure, nous surveillons encore le fleuve lui-même. Il a réintégré son lit mais reste gros. On croirait voir les torrents de montagne qui irriguent le piémont des marches du côté de Pierheaume. Je me sens presque revenu dans la maison de mes aïeux à voir ces paysages si semblables à ceux de mon enfance. Comme nos mestres, j’ai crainte qu’il ne déborde de nouveau et que cette fois, il ne puisse être contenu et fasse des dégâts plus sérieux. Je n’aimerais pas à avoir à patauger dans la boue de nouveau. Ce sont les risques du métier lorsque l’on a quelques connaissances en ingénierie, et je me flatte que ce soit mon cas, mais je me figure, voyez-vous, mieux aimer ma bibliothèque que la mise en pratique de ce que m’apprennent les ouvrages sur le sujet ! J’espère donc que les prochaines pluies arriveront plutôt chez vous à Darkdell, où elles seront à l’évidence bien plus utiles…
Mais laissons là ces mauvaises nouvelles, pour lesquelles nous ne pouvons rien. Je vois que les bonnes vont vite et ma foi je ne sais pas si j’ai grand-chose à vous apprendre de plus sur la naissance du jeune Gawen ! J’ignore comment lady Alyce vous a exactement présenté les choses : peut-être les a-t-elle un peu minorées. Vous savez qu’il n’est pas dans sa nature de se plaindre. L’accouchement fut plus difficile que prévu et je ne cache pas avoir été inquiet …vous savez bien quel malheur nous a touché fin 305 et ce n’est pas à vous que j’apprendrais à quel point cela m’inquiétait, tant pour lady Alyce que pour notre enfant à naitre. Heureusement elle est aujourd’hui bien remise, grâce aux bons soins du mestre. C’est un enfant charmant et extrêmement facile à vivre : je gage qu’il ressemblera à sa mère, dont il est déjà le portrait craché.
C’est peut-être là une coutume ou une mode bieffoise que nous sommes en train de lancer. Il me semble, puisque vous me parlez de la jeune Melessa, voir un peu de vous en elle. Autant dire que c’est une excellente élève et que je n’aurais pas besoin de beaucoup la pousser pour en faire une forte tête. Oserais-je dire : une rebelle ? notez que je n’y serais pour rien, quoique l’on puisse sans doute me classer dans cette catégorie, et que je décline toute responsabilité face à ce qui me semble être un héritage familial. Dans tous les cas, si vous voulez mon avis, c’est tout aussi bien comme ça. Comme vous, je crois que l’on a trop longtemps laissé les femmes dans l’ombre. Si la réforme de la princesse Rhaenys a été un excellent premier, je désespère un peu de cette génération – nous ne changerons pas les mœurs, mais nous aurons été les pionniers – mais je crois que pour la nouvelle, il y a encore quelque chose à faire. Et si le Bief est un peu en retard pour toutes ces choses, alors je compte sur nos enfants pour reprendre le flambeau. C’est dans cette optique que je tâche de leur apprendre d’avantage lorsqu’ils me prêtent l’oreille. Vous savez bien que nous ne pouvons guère rivaliser avec les jeux d’enfants même lorsque nous sommes les meilleurs professeurs ! Mais je suis content de ce qu’ils apprennent et de la manière dont ils le font. Hardi donc, et au travail, au chemin vers ce qui dure, comme disait lord Sarmion, mon grand-père, qui avait décidément tout compris avant nous.
Et en ce qui concerne mon ainé, je ne peux qu’abonder et répéter vos mots. Je sais que vous ferez au mieux pour lui et que vous, plus que quiconque, comprenez la lourde charge qui pèsera un jour sur ses épaules et l’éducation qu’elle nécessite. Aussi soyez assurée, lady Melior, que vous avez toute ma confiance pour son éducation. Tâchez, si vous le pouvez, de lui éviter de prendre les mêmes chemins que moi. La vie de poète et d’écrivain est exigeante et récompensée de peu de gloire ; en ce monde, mieux vaut être chevalier, en ayant si possible une tête bien faite. Mais c’est la voie que ce garnement me parait emprunter, à ne pas m’écrire ainsi. Mais je ne lui en veux pas : lorsqu’on est enfant, on oublie souvent ses vieux parents, j’en fus moi-même un bon exemple ! Qu’il profite donc de ses entrainements. Nulle doute que nous nous reverrons bientôt de toute façon, ce qui fera plaisir à lady Alyce. J’ai oui dire que lord Willos organiserait un tournoi dans quelques lunes pour fêter ses dix ans de suzeraineté, vous y rendrez-vous ? Je crois que notre ser Hereward caresse l’idée d’y faire ses débuts, nous l’y accompagnerons sans doute.
Je m’interromps car il me semble justement que j’entends les enfants, et puis je ne voudrais pas trop longtemps vous distraire des affaires de Darkdell pour parler mondanités. Je vous laisse ici pour l’heure et je dirais à Melessa de vous écrire également. Transmettez mes amitiés à ser Aladore et embrassez les enfants.
Amitiés,
Ser Clifford Swann
PS : je vous aurais volontiers répondu « rationnellement vôtre », mais il me semble que cela ne fait pas si longtemps que cela que vous m’avez signalé pour la énième fois que je frôlais l’hérésie. Apostat est un beau titre, mais il faut en user avec modération, vous en conviendrez !
The White Wyvern
Darkdell – An 308, lune 9, semaine 4.
A l’attention de Ser Clifford Swann,
Vous ne frôlez pas l’hérésie, mon cher. Vous vivez avec elle comme s’il s’agissait pour vous d’une vieille amie. Je ne fais qu’établir un constat, un état de fait. Qu’importe si les Sept Enfers existent ou non, en définitive. Si tout est que cela soit le cas, vous pourriez en devenir le maître. Un sacré exploit, au demeurant, je vous l’accorde. Je pourrais presque vous admirer pour cela, mon cher. Prenez garde cependant. Si je suis prompte à rire face à vos facéties, elles colorent toute cette encre et nos discussions d’une bien belle manière, ce n’est pas le cas de tous.
Il n’en reste pas moins que je suis heureuse de pouvoir vous lire. Je ne pouvais que craindre qu’il ne soit arrivé quelques drames à vous ou à votre famille. La Mander qui sort de sa torpeur, voilà bien quelque chose que je ne pensais pas voir de mon vivant. Si nous attendions tous la belle saison avec impatience, nous voilà bien piégés. J’ose espérer que Sacrelieu et Darkdell auront autant de chance l’un et l’autre. Au vu des circonstances, une famine se doit d’être évitée à tout prix. Je ne peux m’empêcher de songer que nous aurions pu éviter cela d’une manière ou d’une autre. Bien sûr, la Mander se serait agitée malgré tout. Bien évidemment que ces orages et cette sécheresse auraient fait bien des dégâts. Il y a de ces choses que nous ne pouvons contrôler. Il n’empêche, une part de moi songe que les conséquences auraient pu être moins importantes. Je ne saurais dire par quels miracles mais je ne peux m’empêcher d’avoir ce constat à l’esprit.
Lady Alyce s’est montrée bien plus discrète que vous, comme vous vous en doutez. Nous autres, femmes, ne parlons que peu de ces choses-là. C’est une situation que je déplore, tant nos vies peuvent vaciller en de tels moments. Peut-être est-ce pour cela que nous nous montrons taiseuses ? Je ne saurais le dire. Il n’est pas tant question d’une quelconque fierté pour autant. Le fait est que nous vivons toutes avec cette peur et que ne pas la formuler lui donne peut-être moins d’emprise sur nos esprits. L’important est que dame votre épouse s’en soit remise, c’était là tout ce qu’il y avait à espérer. Je vous souhaite bien du bonheur avec votre petit Gawen. Sa venue au monde était une épreuve, et les épreuves ont été trop nombreuses ces derniers temps. Goûtez à ce repos avant qu’il ne vienne l’idée à votre fils de déjà se mettre à ramper, ou pire, à marcher ! Les catastrophes ne manqueront pas de reprendre dès ce moment. Et malgré toute notre bonne volonté de parent, nous ne pourrons pas toutes les endiguer.
Melessa ne cessera de me surprendre. Elle a toujours été un savant mélange d’Aladore et de moi-même, là où Rhea a rapidement fait preuve d’un fort caractère, même lorsqu’elle n’était qu’une toute jeune enfant. L’absence de sa jumelle contribue à la faire grandir à sa manière et j’en suis heureuse. C’est un lien précieux qu’elles partagent toutes deux mais vient toujours un moment où il convient de faire une partie de son trajet de vie seule. Il nous a été douloureux de les séparer mais c’était pour le mieux. Je ne sais ce que l’avenir leur réserve. Le mien n’a été qu’une succession de surprises et les savoir armées afin d’affronter toutes les situations au même titre qu’un homme à le don de me rassurer. Ne désespérez pas trop, mon ami. Nos parents eux-mêmes désespéraient déjà de notre génération, tout comme leurs parents avec la leur. Il semblerait que nous ne soyons jamais satisfaits de ce que nous laissons dernière nous. Nous ferons des erreurs, les pionniers en font toujours. Peut-être que les enfants de nos enfants, ou leurs enfants à eux, nous pointerons du doigt en tant qu’origine de tous leurs maux. Peut-être auront-ils raison, nous ne le saurons jamais. Le plus important est que nous faisions de notre mieux avec les cartes dont nous disposons.
Vous savez qu’il n’est pas commun pour la Vouivre que je suis de m’épancher sur mes états d’âme en tant que seigneuresse. La chose serait bien dangereuse pour moi, il y a bien trop d’oreilles indiscrètes en ce bas monde. Ou d’yeux qui pourraient l’être et les femmes au pouvoir sont encore trop rares pour considérer que tout danger est écarté. Orryn a sur ses épaules un poids qu’il ne discerne pas encore tout à fait. Cela viendra au fil du temps et c’est mon but de l’accompagner dans cette voie. La compagnie d’Owen, qui suit un chemin semblable, semble y contribuer également. La seule chose pour laquelle je prie est le fait qu’ils ne pâtissent jamais d’avoir été éduqués par ma personne, par l’une de ces femmes qui a été favorisée par un coup du sort.
Car j’aurais beau faire de mon mieux, je ne peux que craindre que mon sexe ne devienne une sorte d’excuse pour quelques échecs futurs. Ou pour des faiblesses que leurs futurs adversaires pourraient leur imputer. Leur éducation en est rendue plus complexe mais n’ayez crainte, je ferais ce qui doit être fait. Ce sont des enfants curieux, qui ont encore la fâcheuse tendance à avoir la tête partout sauf sur leurs épaules. Cela leur passera. Je ferais en sorte de glisser à mon époux qu’il serait de bon ton que votre fils vous écrive, à vous ainsi qu’à sa mère. Certains enfants prennent un certain temps à accepter un nouveau membre dans leur fratrie également. Une jalousie tout ce qu’il y a de plus naturelle et qui n’empêche pas des frères de se porter une sincère affection par la suite. Je tâcherai de sonder Orryn à ce sujet, si Rhea ou Clarisse n’ont pas déjà décidé de lui tirer les vers du nez. Darkdell grouille d’enfants et cela réjouit mon cœur. Cette demeure était bien trop vide, lorsque je suis devenue l’héritière de mon père. A présent, tout cela n’est plus qu’un lointain souvenir et ces petites chamailleries mettent du baume à l’âme.
Je peux d’ores et déjà vous assurer de notre présence au tournoi de Hautjardin. Nous pourrons ainsi nous joindre aux Graceford afin d’encourager Ser Hereward ! Ainsi, vous aurez aussi l’occasion de retrouver votre fils plus tôt que vous ne le pensez. D’ici à ce moment, je vous assure à nouveau que je prendrais soin de lui comme s’il était de moi.
Votre amie,
Melior Vouyvère, Seigneuresse de Darkdell.