Tu reviendras ce soir, portant des fleurs sauvages | ft. Aurane
Membre
Petit à petit, l’hippocampe prenait vie. Son corps se couvrait d’écailles irisées. La mer paisible baignait ses nageoires translucides. Le soleil venait jouer dans sa crinière d’argent.
Vaelle avait déjà brodé l’emblème des Velaryon des dizaines et des dizaines de fois depuis qu’elle était arrivée à Lamarck en tant que pupille. Sur des mouchoirs, sur des tapisseries, sur des capes. En grand, en petit, en noir et blanc, en couleur. Elle aurait pu le dessiner à l’aveugle, dans le noir le plus complet.
L’aiguille piqua son doigt. Elle sursauta et retint un hoquet de surprise. « Quelle gourde ! » se morigéna-t-elle en suçotant son index. « Concentre-toi un peu, veux-tu ? » Et plus elle s’acharnait à se focaliser sur sa broderie, sur les fils qui s’entremêlaient pour former d’inoffensives vaguelettes sur un ciel lumineux, plus son esprit se représentait des vagues scélérates se déchaînant sous une terrible tempête. Elle pouvait presque sentir l’écume qui lui rentrait dans la bouche, dans le nez, le sel lui racler la gorge, les poumons exploser…
« C’est très fin, lady Velaryon. »
Septa Orma approuva d’un hochement de tête les motifs de Vaelle. Cette dernière cligna des yeux, un brin confuse, brusquement rappelée à elle-même.
« L’après-midi s’annonce clément, n’est-ce pas ? » enchaîna-t-elle tandis que son regard s’aventurait par-delà l’épaule de la valyrienne pour se perdre par la fenêtre laissée ouverte.
Le soleil brillait certes, mais l’air qui venait du large était tiède. Il avait un goût de pluie et rendait l’atmosphère de la pièce suffocante. Bientôt, l’ancienne Celtigar en aurait mis sa main à couper, de léger nuages blancs s’amoncelleraient à l’horizon. Puis, les heures passant, ils vireraient au gris, puis au noir. Il y aurait un orage avant que la nuit ne tombe.
Cela ne fit que renforcer son angoisse. Elle s’éventa le visage et le décolleté pour s’occuper les mains et ne pas se ronger les ongles jusqu’au sang.
« Au contraire, je crains qu’il ne pleuve bientôt, » se désola-t-elle en scrutant la mer, soucieuse.
« Vraiment ? » s’étonna la religieuse. « Le ciel est pourtant limpide… »
Septa Orma avait grandi loin des côtes, au beau milieu des Terres de l’Ouest, lui avait-elle dit peu de temps après son arrivée à Marée-Haute. Elle n’avait vu la mer pour la première fois qu’en arrivant à Villevieille pour commencer son éducation religieuse à la Citadelle. Et Vaelle se doutait bien qu’elle avait dû passer plus de temps à étudier la théologie qu’à observer le ciel. Alors qu’elle, au contraire, avait eu toute une vie de solitude pour faire des prédictions et renseigner ses théories, vérifiées (ou non) par la pratique.
« L’air est lourd et il vient du large. Croyez-moi, nous aurons de la pluie avant la nuit. »
Ses mains délaissèrent son éventail bordé de dentelles crèmes pour s’attaquer à ses ongles. « Quelle idée de partir aujourd’hui ! » Elle fronça les sourcils. « N’auraient-ils pas pu attendre demain ? Ou mieux, après-demain ? La météo sera meilleure, j’en suis sûre. Ils auront le temps de mieux se préparer. Les provisions, les voiles et les vêtements de rechange… »
La main de la septa se posa sur les siennes pour interrompre sa mutilation.
« Vous saignez, ma lady. »
« Oh… Oh ! Que ça ne tâche pas le mouchoir ! J’étais dans mes pensées, je - oh non… »
Une trace de sang vermeil souillait le dos de l’hippocampe. Cette simple déconvenue, futile, ridicule, lui mit les larmes aux yeux. Tout ceci était grotesque. La guerre, le départ des troupes Velaryon, ce stupide mouchoir et elle aussi ! Après les Marcheurs Blancs, pourquoi fallait-il… Pourquoi…
« Je vais chercher de quoi bander vos doigts, » la rassura la septa en pensant que Vaelle retenait des larmes de douleur.
Maintenant qu’elle y songeait, la peau arrachée autour de ses ongles laissait la chair à vif et la piquait drôlement.
« Quelle idiote, quelle idiote, quelle idiote ! » répéta-t-elle une fois la religieuse partie en quête de bandage. « Et voilà que je tâche le mouchoir ! »
Les larmes lui brûlaient les yeux tandis qu’elle frottait la trace avec sa manche. Cela ne fit que l’étaler un peu plus. Mais au moins, le rouge semblait un peu moins vif… non ? Le fait était qu’il était difficile de constater de l’amélioration ou non de l’état de la broderie tant les sanglots flottaient sa vue.
Avec un reniflement, Vaelle bascula sa tête en arrière et ouvrit bien grand les paupières pour tenter de ravaler ses larmes. Elle hoqueta bien une ou deux fois, mais aucun des pleurs ne franchit la frontière de ses cils. Une petite victoire qui avait un goût salé.
Après que Septa Orma lui eut précautionneusement bandé les doigts, lady Velaryon se rendit au port, les deux mouchoirs cachés dans sa poche pesant aussi lourds qu’un coeur.
Lamarck était en effervescence. Les chants des marins se mêlaient à ceux des soldats, quand les tonnelets n’étaient pas attachés à des chariots, ils étaient roulés à la main le long des routes pavées jusqu’aux quais où les pontons grouillaient de monde. Hommes, femmes, enfants, chacun se pressait pour entasser des vivres, raccommoder des voiles et terminer les derniers préparatifs avant le départ. Les bateaux, nonchalants, dodelinaient en se percutant doucement au rythme des vaguelettes.
Devant un tel tableau et n’étant pas habituée à voir le port ainsi, Vaelle se trouva bien dépourvue pour trouver son chemin jusqu’à l’équipage d’Aurane, puis jusqu’à celui de Monford. Encombrée par sa grossesse, elle s’arrêta un instant, la main sur le ventre, pour tenter d’apercevoir les noms des bateaux.
« Lady Velaryon ! Ah, il me semblait bien que c’était vous ! »
Porrick la salua d’une révérence élégante pour son âge avancé. Ses cheveux blancs retenus par une queue de cheval frisaient sur ses tempes ridées et couvertes de tâches de soleil.
« Oh Porrick ! Vous tombez à point nommé ! Vous êtes mon phare dans ce chaos. Croyez-moi, une seconde de plus et vous m’auriez trouvée submergée. »
La jeune femme tenta de mettre de l’entrain dans sa voix, mais elle se rendit compte que son enthousiasme sonnait faux.
« Je cherche le bateau d’Aurane et celui de mon époux… Mais voilà, je me trouve bien bête… »
Le vieux marin invita la dame à prendre son bras.
« N’ayez crainte, je vous conduirai jusqu’à l’un, puis jusqu’à l’autre. Nous n’en avons que pour quelques minutes, ce n’est pas loin. »
Rassérénée par la présence familière de Porrick, elle se laissa aller à quelques rires lorsqu’il lui raconta - pour la énième fois - ses souvenirs de la jeunesse de Vaelle ; comment, un jour, elle s’était essayée à réaliser quelques noeuds - en vain - pour impressionner Monford.
« Ah, nous y voilà ! Le Formidable Idiot. » Il pointa du doigt le pont du bateau. « Et voilà le Capitaine. Je pars m’occupe de mon propre navire et je reviendrai vous chercher pour vous conduire à lord Velaryon. »
Il prit congé d’un hochement de tête entendu, laissant Vaelle seule face à la passerelle de bois glissante qui permettant de grimper à bord du bateau. Elle grimaça et y posant son petit pied chaussé de souliers en soie grise. Elle faisait confiance à ses talons, de taille raisonnable pour une femme dans sa condition, sur terrain plat, mais elle n’osait les mettre à l’épreuve ailleurs. En particulier lorsque cet ailleurs était une planche de bois mouillée et inclinée à plus de dix degrés. Elle jette un coup d’oeil à l’eau bleue entre le quai de pierre et la coque du bateau.
La jeune femme se ravisa, penaude et se contenta de faire de grands gestes de la main à Aurane. « Est-ce qu’il me voit ? » se demanda-t-elle, inquiète de devoir agiter les bras comme un pantin durant de longues et honteuses minutes.
« J’peux aller lui dire qu’vous êtes là, m’lady, » proposa un jeune matelot au visage étonnamment triangulaire.
« Oh, avec grand plaisir, je - »
Mais il fila avant qu’elle n’ait le temps de terminer, les sacs accrochés sur son dos excusant son empressement que certains auraient pu prendre pour un manque de déférence.
« Il a dû avoir pitié, » grimaça-t-elle en tortillant ses doigts avant de glisser une main dans sa poche pour s’assurer que les mouchoirs étaient toujours là.
Il n’y avait plus rien. Fébrile, elle fourragea dans les plis de tissu, retourna la poche pour constater ce qu’elle savait déjà : ses cadeaux d’au revoir s’étaient envolés.
À l'horizon, de pâles nuages peignaient le bleu du ciel.
Invité
L’heure était au départ. Monford avait ordonné que tout Lamarck se mette en branle. En réalité, le Roi et son conseil avaient ordonné et Monford avait obéi. Mais il allait de l’honneur de la famille de dire et de se dire que Monford avait ordonné. J’étais content, chose assez rare pour être souligné. La terrible flotte Velaryon se mettait en branle et nous allions devenir ce géant que l’histoire a rarement vu chuter. Aux abords de Marée Haute l’horizon était couvert de voiles, de mâts. Les cris des marins remplissaient le port une dernière fois avant notre départ. Les préparatifs étaient presque terminé sur le Formidable Idiot. Mon navire flambant neuf que Monford, dans une mansuétude qui ne lui ressemblait pas, avait décidé de m’accorder. Le pont grouillait comme une fourmilière, les allées et venues étaient incessantes, j’avais prêté attention moi-même à ce que les listes de notre cargaison soient parfaitement remplies. J’avais travaillé à un plan de bord avec les capitaines sous mon commandement. J’étais prêt.
Mais quelque chose n’était pas prêt. Le vent se levait doucement et je sentais les rafales battre mon visage. Mes cheveux argentés volaient aux vents. Je m’étais hissé sur le pont supérieur d’où j'observais la côte. Elle était particulièrement visible. “Il va bientôt pleuvoir.” Je me faisais cette réflexion pour moi. La marée changeante allait amener une petite tempête. Les dieux anonymes qui résident dans les mers allaient fêter ce départ à la guerre avec quelques remous, ils baptisaient ma flotte. Jamais je n’avais atteint un tel niveau social, j’étais chevalier, commandant d’une partie de la flotte Velaryon, j’allais m’occuper des ravitaillement entre le blocus et Lamarck, j’avais nommé moi-même les capitaines à mon service, j’avais fait construire mon propre navire de commandement selon mes désirs et il portait un nom qui était une provocation à mon frère le seigneur de Marée Haute. Je ressentais à nouveau ce sentiment lorsque mon père m’avait conduit ici comme son fils pour la première fois. Il y avait une sorte de jouissance, je touchais du doigt ce qui avait toujours été si loin. J’avais du pouvoir, j’étais puissant, j’avais une place dans la bonne société, j’étais un militaire de confiance. Tout cela ne me ressemblait pas. Être une saloperie me réussissait trop. C’est comme si on récompensait ma vie pour tout ce que j’avais fait, je trouvais ça profondément injuste. Comment pouvait-on me récompenser ? Mais qu’importe, c’était leurs problèmes à ceux qui avaient permis que je sois là, c’est eux qui devraient en répondre devant les Sept où R’hllor. Moi je n’aurais à répondre de rien, puisque j’étais moi.
Je regardais mon timonier faire quelques entailles au couteau sur le gouvernail. Je savais que certains capitaines choisissent de tenir la barre eux-même, je n’étais pas de ceux-là. Non seulement je n’avais jamais occupé de poste dans ce domaine de navigation mais je préférais largement diriger l’ensemble les mains libres. Le capitaine d’un navire est comme le chef d’une troupe de musiciens, il doit coordonner toute l’équipe, il doit placer le rythme, diriger et corriger ses musiciens. Il n’a pas le temps de se mettre à la flûte pour son propre plaisir. J'inspectais le travail fait sur mon bâteau d’un air inquisiteur. Je voulais que cette aventure soit une réussite. Une réussite en temps de guerre c’est l'assurance de l’élévation. Et je voulais absolument monter, j’avais un appétit gigantesque à assouvir en matière de ma propre réussite. De ma propre gloire, à moi, à moi seul. Pour peut-être l’approcher un peu, elle.
Mais j’étais dérangé par l’autre elle. Un garçon qui remplissait nos cales de quelques vivres venait me prévenir que “m’dame V’laryon” venait d’arriver et m’attendait. Je lui donnait une tape amicale et lui faisant mon sourire le plus faux. “J’espère que tu vas crever pendant cette guerre, t’as une tête à crever.” Je l’avais pensé si fort que j’aurais presque pu le dire. Ce gamin avait une tête insupportable. On aurait dit moi quand je n’étais rien.
Sur le quai ma belle-sœur Vaelle m’attendait. Elle portait comme à son habitude une robe très sophistiquée, trop sophistiquée pour la visite des navires. Si je n’aimais pas grand monde dans cette fichue famille qu’étais la mienne, je devais admettre que j’avais un faible pour Vaelle. Elle me confiait ses difficultés avec son époux, mon frère, je l’écoutais, je lui donnais une oreille attentive. Je pense qu’elle était ce qu’on pourrait appeler une amie. Bien que si elle fût vraiment une amie sincère je lui aurais conseillé de fuir mon frère. Mais je l’aimais bien, mon Petit Crabe. Il en faut, des gens biens dans cet océan de merde. Ils permettent de se rendre compte qu’on existe encore et que ce n’est pas un rêve putride.
“Vaelle ! Vaelle ! Attends-moi, j’arrive !” Je lui faisais un grand signe de la main. Je ne jouais pas d'un faux sourire avec elle, ce n’était pas la peine. Je descendis la planche jusqu’au quai, arrivé à son niveau je surjouais une révérence moqueuse en me baissant bien trop bas, la tête penchée vers le sol. “Ma Dame ma belle-soeur !” Je riais de ma propre blague. “Qu’est-ce tu viens faire ici ? C’est une véritable cohue, je n’ai jamais vu Lamarck aussi vivante. Tu es seule en plus ? Tu cherche Monford ? Son navire est…” Je regardais à ma droite sur le quai en plissant des yeux. “Par la-bas normalement.”
Membre
Aurane brillait autant que Vaelle était morose. Sa tête argentée surgit de derrière une pile de caisses attachées par d'épaisses cordes nouées. Ses cheveux pâles étaient tout auréolés des rayons qui, bientôt, laisseraient place aux nuages de la tempête. Son sourire étincelait plus fort encore ; comme s’il se nourrissait du soleil. Comme s’il le dévorait. « Il a l’air si heureux, » constata-t-elle tandis qu’il se glissait sans mal jusqu’à elle - évitant les matelots et fondant à travers le chaos comme s’il eût s’agit d’une danse aisée -. Elle aurait aimé ne pas comprendre cet enthousiasme débordant, mais elle l’avait trop vu dans les yeux de Monford avant chacune de ses expéditions. Il était toujours si ravi de quitter Lamarck, si ravi de la quitter, elle, en quête d’aventures et de batailles. Aurane et lui se ressemblaient, quoiqu’ils puissent en dire.
« Cesse donc de faire l’idiot, » le gronda-t-elle en tapant gentiment sur son crâne tandis qu’il s’inclinait presque jusqu’à baiser le ponton mouillé. « Je me ronge les sangs et toi tu ris ! »
Il y avait un peu de rire dans sa voix, pourtant vite avalé par les plaintes des navires qu’on chargeait de vivres, d’armes et d’hommes.
Les marins et les soldats passaient à côté d’eux, parfois sans un regard, parfois avec un hochement de tête lorsqu’ils reconnaissaient Vaelle, parfois en claquant une paume de main sonore entre les omoplates d’Aurane.
« Je ne viens certainement pas me promener, » se désola la jeune femme en évitant tout juste de se prendre une planche à l’arrière du crâne. « C’est un véritable enfer, oui ! » dramatisa-t-elle, la main sur le coeur.
De sentir son bandage gratter sa peau nue la rappela vivement à son désespoir.
« Oh, Aurane, j’étais venue vous voir, Monford et toi, évidemment, pour… Enfin, tu sais… »
Elle planta ses grands yeux verts dans ceux de son ami, l’appelant à finir ses phrases comme il savait si bien le faire. D’évoquer la guerre, d’évoquer leur départ ne faisait que lui serrer la gorge. Les mots y restaient plantés comme des dagues.
« Et j’étais venue avec des cadeaux… Vraiment des cadeaux de rien, des cadeaux un peu bêtes… J’étais venue pour ça, oui… Mais les voilà disparus, je les ai perdus sur la route. »
Abattue, elle soupira en fouillant tout de même des yeux les alentours - du moins, ce qu’elle pouvait en voir à travers les jambes, les tonneaux et les charrettes qui se pressaient de toutes parts.
« Je n’ai pas fait attention, je les avais dans ma poche et… »
La panique, le désespoir de les voir partir, la seule sensation de son impuissance face à tout cela, la laissaient déblatérer, les mots trébuchant contre ses lèvres plus rapidement que sa tête ne parvenait à les penser.
« Enfin, c’est peine perdue que de les chercher maintenant, » soupira-t-elle. « N’en parlons plus, d’accord ? C’est oublié. Raconte-moi alors, comment est ce bateau, lord Capitaine ? »
Son regard s’aventura sur la coque où le nom du navire avait été repeint pour l’occasion.
« D’ailleurs, pourquoi l’as-tu donc appelé le Formidable Idiot ? Il me semble que tu ne m’en as jamais parlé. »
Des platitudes. Des bavardages comme on aurait parlé du beau temps ou du prix des figues d’Essos (très chères). « Tu lui fais perdre son temps, » songea-t-elle. Vaelle observa quelques secondes les mousses qui avaient formé une chaîne pour acheminer plus rapidement des cagettes recouvertes de couvertures tantôt brunes, tantôt noires. Ils chantaient de bon coeur pour donner du rythme à leurs mouvements. « Que vont-ils penser si je le retiens ainsi ? »
Elle avait pourtant tant de choses à dire. Reste. Ne pars pas. Sois prudent. Ne joue pas au héros. Mange bien. Revenez-moi, tous les deux. Mais malgré sa robe aux jupons fournis et ses lourds bijoux, elle se sentait nue, ainsi plantée au milieu du port, entourée de cette effervescence qui la faisait tant souffrir.
Parler des nuages était plus simple.
« En vérité, je ne sais pas vraiment ce que je suis venue vous dire, » avoua-t-elle alors que les larmes menaçaient à nouveau. « Tout ceci me paraît tellement… ridicule. Insensé. »
D'un regard, d'un bras, elle engloba tout. Le port, les navires, les soldats, l'horizon, la guerre, eux.
Son nez piquait. Elle renifla.
« Mais regarde-toi, tu es tout débraillé. »
D’une main affectueuse, elle retira l’épis qui s’était fiché dans sa chemise avant d’en lisser les pans. Combien de fois avait-elle fait ce geste ? Lui qui revenait sans cesse avec la mer mêlée dans les cheveux et le soleil fiché dans les yeux ? Elle avait si peur qu’Aurane ne revienne pas. Que Monford lui soit arraché. Pourquoi fallait-il éprouver autant, endurer autant lorsque l’on naissait femme ?
« Voilà, tu es tout propre maintenant. »
C'était faux. Il était couvert de poussière et d'échardes. Mais que pouvait-elle faire de mieux ?
Les larmes s’étaient finalement mises à couler sans qu’elle ne s’en aperçoive.
« Ne pourriez-vous pas partir demain ? » Sa voix tremblait. Elle avait baissé les yeux pour qu’on ne la regarde pas ainsi. « Ne me réponds pas, » le coupa-t-elle avant qu’il n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche. « Je sais que c’est impossible. Mais je devais demander, c’est plus fort que moi. »
Chaque seconde à le retenir était une seconde de gagnée ; un jeu où elle se savait pourtant perdante d’office.
« Pardonne-moi, » s’excusa-t-elle en essuyant ses joues d’un revers de main. « J’ai les nerfs en pelote. C’est pire qu’une bergerie, là-dedans. »
En désignant sa poitrine, elle éclata d’un rire plus mouillée que l’océan.
« Quelle blague horrible, j’ai si honte. »
Invité
Je regardais son visage, il n’était pas tordu de douleur mais c’était tout comme. Il y avait une ombre que je n'aimais pas dans son regard. La vie à Lamarck n’est pas facile, elle est dure, et contrairement à ce que je m’étais imaginé toute ma vie, elle est encore plus dure pour ceux qui dorment aux chauds dans les grands châteaux. Je me voyais avoir de l’empathie pour Vaelle, son air abattu me touchait. Mais que pouvais-je bien y faire ? Rien, ce n’était pas ma place ni mon rôle, je n’avais malheureusement rien à lui donner, je ne pouvais même pas sermonner mon frère à son sujet. Je pensais aux femmes des marins, elles avaient toutes accepté la mort comme une évidence. Mais les femmes nobles comme Vaelle n'acceptaient pas aussi aisément les tortures du destin et je trouvais ça formidable. Cette sorte de naïveté, ce cœur pur qui faisait de quelques nobles, des nobles. Ils étaient rares, ceux, comme elle qui n’acceptaient pas qu’au bout de ce voyage, de ce blocus il y avait surement la mort. Oui, Vaelle, je vais sûrement mourir là bas et Monford pourra revenir en chantant. Et tu finiras par m’oublier. C’est ce que j’aurais voulu lui dire.
Mais ça sonnait faux. “Tu te ronge les sangs ? Quelle idée !” Je lui donnait à voir un beau sourire, le vent se levait un peu et mes cheveux étaient balayés par les bourrasques. Autour de moi tout s’agitait, on continuait de charger nos navires. “Te ronger les sangs… Ma fois c’est vraiment une drôle d’idée. As-t-on déjà vu un Velaryon perdre dans le Val ? Je ne crois pas non, ça n’est jamais arrivé. Tu devrais avoir confiance en notre race ! Cette tempête d’aurevoir se lève pour glorifier notre grande aventure !” Je me détournais de Vaelle pour regarder l’horizon. Je plissai les yeux. Moi j’avais très envie de partir au large, très envie d’aventure, de réussite, de gloire, de renom. Ce n’est pas en restant ici que j’allais obtenir tout ça.
“Tu as tort ! Tu devrais te promener parmis nous ! Regarde la belle force brute de Lamarck qui… se lève.” Elle semblait vraiment triste. J’en aurais presque perdu mon entrain. Elle me regardait droit dans les yeux, j’étais comme saisi par ce qu’elle voulait me dire. “Nous dire au revoir.” Dans ses yeux je me perdais dans un océan de tristesse, la seule mer que je ne savais pas naviguer. Je complétais ses mots et comprenais un peu mieux sa pensée. Que pouvais-je faire de ce désarroi ? Je voulais le balayer. “Tu n’as pas envie de me dire au revoir ?” Je détournais mes yeux des siens. “Allons bon ! On ne veut plus me saluer ! Très bien ! Pas d'au revoir pour moi ! Je suis puni.” Je surjouais assez mal une vexation. J’aurais voulu être brillant et la faire rire, j’aurais voulu être le centre de l’attention, le maître de mon navire. Elle m’en privait. J’étais avec elle et son chagrin, coincé dans ce moment difficile que je ne voulais pas vivre. Ne sait-elle pas à force que je suis fait pour la lumière et que le sombre ne me convient pas ? Je la regardais de nouveau, un peu pathétique à chercher quelques cadeaux sur elle. J’aurais voulu qu’elle arrête ça. Elle s'emmêlait, défaillait, je sentais qu’elle allait chavirer. Ses mots se précipitaient. J’avais perdu le confort de ma position de capitaine pour l’inconfortable position d’un être aimé. Je détestais cela.
“Comment c’est à bord ? Et bien… J’imagine que Monford t’a déjà raconté, c’est toujours pareil… Un capitaine est roi sur son navire, c’est une grosse machine qui se met en branle.” J’avais perdu de ma superbe, je n’étais plus solaire. Le visage fermé, je suivais sa chute. Rhogar avait-il eu le même sentiment en abandonnant ma mère après une nuit de plaisir ? Cette distance, cet espace si large entre nous, entre nos sentiments. Je voulais voler, vivre glorieusement et mourir comme un Prince. Je ne voulais pas qu’on pleure mon départ, je n’ai jamais été préparé à cela.
“Le Formidable Idiot ? C’est une longue histoire, Monford pourra te la raconter…” Elle allait partout et nulle part en même temps, je ne me compliquais plus la tâche à essayer de lui répondre, je la regardais sévèrement. Mon sourire avait disparu. Je crois que rarement je n’avais défait aussi bien le masque de mes sentiments, j’avais un regard de fer, le visage dur, les lèvres retroussées. Je sentais l’air marin, les aléas des matelots n’avaient plus tellement d’intérêt pour moi. Je la regardait, elle n’en sortait pas, elle coulait à pic. Elle commençait à renifler, enlevant une poussière sur ma chemise avec un geste amical, fraternel, maternelle, quelque chose comme ça. Son affection était étrange à ce moment-là, j’aurais voulu devenir tout petit, m’enfuir et pleurer plus loin. Mais je ne pouvais pas donner ce spectacle au monde, alors je restait impassible, silencieux, je la regardais, cherchant son regard dans son embarras.
Finalement ses larmes coulaient enfin. Je déglutinais douloureusement. Mon regard de fer fondait, mon visage changeait. Je voulais ouvrir la bouche, elle ne m’en laissait pas l’occasion. C’est toujours quelque chose qui m’avait marqué chez Vaelle, l’empathie. Une drôle de notion que j'expérimentais surtout aux côtés de ma belle-sœur. Rien ne me prédestinait à cette notion et rien de m’y encourageait.
“Ce n’était pas une blague et elle n'était pas horrible.” Je lui donnais un sourire, un peu forcé. “Qu’est-ce que c’était que ce cadeau d’au-revoir que tu voulais me faire ?”
Une bourrasque fraîche balayait le quai, j’attrapais mon grand manteau sombre pour l’enfiler sur mes épaules. Je ne voulais pas rester comme un piquet devant mon bateau. J’attrapais le coude de Vaelle pour faire quelques pas le long du ponton, je pouvais par la même occasion me soustraire à des regards trop indiscrets et en profiter pour regarder si les chargements des navires sous mon commandement se passaient comme prévu. Je trainais presque Vaelle à mes côtés. “Tu sais… Tu nous dit au-revoir là, parce que c’est ce qu’on fait. Mais tu n’as pas besoin de te mettre dans ces états là… En fait, je suis assez optimiste. Nous avons une des plus puissantes flottes du monde, je ne vois pas ce qui pourrait mal se passer. Les Grafton sont des marchands, pas des conquérants, je ne vois pas ce qui pourrait arriver de facheux. Je pense qu’il faut que tu… mette un peu de distance entre tes peurs et la réalité.” Je cherchais son regard avec un sourire en coin. “Il ne va rien nous arriver. Monford reviendra glorieux, pompeux, égocentrique, comme il est. Moi aussi je reviendrais, avec le maximum que cette guerre puisse m’apporter. Nous reviendrons ici, ton mari ne vas quand même pas t’abandonner pour le fond marin… Je pense qu’il préfère ta présence à celle des mollusques.” Je riais à ma propre blague. “Non, sincèrement, nous ne courrons aucun risque. Je ne dis pas que ce ne sera pas long, ça oui ! Mais ceux qui vont périr de faim dans leurs murailles, ceux qui vont devoir se rendre, crois moi ce n’est pas le seigneur de Marée Haute et son bâtard de frère.”
Je stoppais notre marche, une étincelle brillait dans mes yeux, une étincelle qu’elle avait appris à connaître. “Je reviendrais victorieux Vaelle, couvert de gloire. Tu comprends ce que cela veut dire ? Cela veut dire que ton époux et moi allons revenir mais pas sans rien, non, j’y crois cette fois. Je sais que je vais revenir récompensé.” Un sourire qui n’avait rien de bienveillant illuminait mon visage. Je rêvais à voix haute.
Membre
Le visage du jeune homme était tourné vers l’horizon, tout tendu vers cette gloire qu’il se promettait et qu’il pouvait presque goûter du bout des lèvres. Il voyait dans la tempête une bonne augure, le premier couplet d’une illustre chanson. Vaelle, elle, n’y décelait qu’un danger de plus. Un mauvais présage.
Son profil taillé par la ténacité était gorgé de la prétention des insouciants ; tout à la fois formidable, pour cette terrible confiance qui irradiait comme un soleil, et effrayant, car Vaelle connaissait Aurane et ses prétentions.
“L’ambition est le fumier de la gloire. Et la gloire est la putain de ceux qui n’ont rien.” Les mots d’Ardrian Celtigar étaient comme murmurés par la houle qui se levait.
Les paroles de son grand-père n’avaient, pendant longtemps, guère eu de sens ; tout comme l’illustre avidité de voir son nom acclamé et chanté par des bardes lors d’interminables repas. Qu’y avait-il là-dedans qui justifiait de mettre sa vie en péril ?
En grandissant, elle s’était rendue compte que ni Monford, ni elle, n’avaient jamais éprouvé le moindre dessein à mieux puisqu’ils avaient déjà tout. Un seigneur et une dame nés dans deux des familles les plus riches des Terres de la Couronne, au sang issu de l’Ancienne Valyria et à la réputation déjà installée. Qu’auraient-ils pu espérer de plus ? Lord Velaryon allait se battre par devoir, pas pour un quelconque prestige.
Pour Aurane, les choses étaient différentes. Il s’agissait là d’une opportunité.
Autrefois, elle l’avait supplié de rester à Lamarck lorsque Monford et lui s’étaient querellés. En vain. Aujourd’hui, elle n’en ferait rien, même si cela lui crevait le cœur. Elle était bloquée ici, sur ce quai qu’elle détestait, tandis qu’eux s’éloignaient vers le funèbre pays d’où nul humain ne sort indemne. La guerre.
Après avoir enfilé un manteau, Aurane lui attrapa le bras pour la tirer le long du ponton. L’autre main posée sur son ventre déjà rebondi, elle manqua de trébucher sur chaque corde qui pendaient des bateaux.
“Voilà pourquoi je ne me promène pas !” s’exclama-t-elle en tentant de garder le rythme. “Je n’ai pas du tout les bonnes chaussures… Je ne m’attendais pas à te courir après !”
Elle se désolait d’avance des ampoules qu’elle sentait déjà se former à l’arrière de ses talons. Mais la légère grimace qui lui fit pincer les lèvres naissait non pas de ses cloques, mais des remarques de son ami. Il avait raison, bien sûr. Pleurer au départ des bateaux était puéril, ridicule. Mais que pouvait-elle faire d’autre alors qu’au même titre que son enfant à naître, la peur était chevillée à ses entrailles depuis l’annonce de la mobilisation de la flotte ? “Tu es un imbécile inconscient qui pense que le tour est joué, mais nous n’en savons rien en réalité !” aurait-elle voulu lui rétorquer. Mais, comme d’habitude, elle se taisait en soutenant le regard radieux d’Aurane.
“Monford n’est ni pompeux, ni égocentrique,” défendit-elle son mari dont la seule pensée suffit à lisser son front des tracas. “Pour tout te dire, je trouve que vous vous ressemblez. Et n’ose pas prétendre le contraire. Tu n’es pas objectif.”
Même fougue, même intrépidité, même agitation remuante, constante. “Je me demande ce qu’il serait advenu de moi si grand-père m’avait finalement mariée avec un Frey, comme il l’avait prévu. Je me serai certainement faite moins de souci.” La perspective de la vie aux Jumeaux lui arracha néanmoins un frisson.
“Et ne me compare pas à quelques bigorneaux,” finit-elle par sourire en entendant le rire d’Aurane. “Je pourrais me vexer.”
Même s’il fut un temps, il était certain que Monford l’aurait volontiers troquée contre un plateau de fruits de mer s’il en avait eu l’occasion. “Tout m’ennuie. Ce château… Et même vous.” Bien qu’ils aient été prononcés il y avait longtemps, l’écho de ces mots la tranchait encore si profondément qu’il lui semblait les avoir entendus la veille. Elle n’avait jamais cessé de faire des efforts pour se montrer à la hauteur. Voilà peut-être sa seule ambition ; être assez bien pour Lamarck. Pour les Velaryon. Pour Aurane. Pour Monford. Car tous présentaient tant de qualités qu’elle n’avait pas, le courage, la force, l’honneur, qu’il lui semblait devoir courir derrière eux sans jamais parvenir à les rattraper. Tout cela était pathétique.
Les yeux d’Aurane s’éclairaient, s’embrasaient, comme des fenêtres donnant sur son coeur impétueux et sauvage. Comme un torrent, il allait, sans halte et sans trêve, alimenté par les neiges de ses rêves de gloire, de ses promesses de plus, par une innocente et cruelle candeur d’enfant, presque comme une revanche sur ce qu’il croyait ne pas avoir. Et il y avait dans ce sourire sans joie, dans ces dents blanches qui voulaient croquer le monde, ce que Vaelle craignait. La promesse renouvelée qu’il ne cessera qu’une fois mort. Il ne se rassassierait jamais d’assez.
Malheureusement, cela ne l’empêchait pas de l’aimer puisqu’elle l’admirait d’autant plus pour cette fantastique volonté dont elle manquait cruellement, même si cela la rendait savante dans cet art de souffrir et d’attendre en vain.
“Prends mon bras,” lui demanda-t-elle en lui présentant son coude. “Et marchons un peu, puisqu’il me faut admirer “la belle force brute de Lamarck”,” l’imita-t-elle en mimant sa voix. “Mais plus doucement, cette fois, si tu es d’accord ?”
La marée était haute. Le clapotis de l’eau menaçait les marins et les commerçants cheminant trop près du bord. Il n’était pas rare d’entendre un cri de surprise ou un juron bougon laissant deviner à quelques trempettes inopinées. Aux balcons de fer forgés, des linges colorés séchaient avant l’orage. Un petit chien au poil humide aboyait et courait le long du quais et ce si bien qu’il renversa presque une dame qui, elle, ne manqua pas d’échapper la cruche qu’elle tenait. Un vin rouge comme du sang se déversa sur la dalle entre les éclats de céramique beige. Le serveuse pesta d’une voix plus grosse que son gabarit aurait pu le laisser deviner. Vaelle sursauta, mais lança un petit regard amusé à son ami de toujours - sans mot aucun si ce n’était l’éclat malicieux d’un sourire qui se laissait deviner -.
Il y avait une odeur de varech et de foin, d’écume, de cuir et de labeur. Aurane sentait le soleil et le sel.
“J’espère que tu trouveras ce que tu cherches.” Elle recouvrit sa main calleuse par la sienne. “J’espère vraiment. Tu le mérites. Mais me diras-tu quelle récompense tu espères ?”
Il lui avait posé la même question, il y avait des années. Elle n'avait osé lui répondre honnêtement.
Elle leva ses yeux encore rougis par les récentes larmes vers Aurane.
“Je ne cesserai de m’inquiéter. Que les Grafton soit des commerçants ou bien des paysans… Je ne connais rien des choses de la guerre, des batailles, des épées… Rien si ce n’est ses possibles issues.” Son regard tomba vers son ventre. “Vous ne pouvez pas me laisser… nous laisser seuls. C’est bien compris ?”
Une pression et elle serra un peu plus fort sa paume avant de l’abandonner. Bientôt, pourtant, elle le serait, seule. Aucun souffle. Aucune âme. Nul bruit. Nul pas. Seule comme une morte au fond de son tombeau.
Elle soupira en secouant la tête. Le vent du large avait fait sortir quelques mèches de ses tresses.
Malgré l’effervescence de Lamarck, le temps était bon ; il était facile de se laisser endormir par les embruns, le soleil rond et tiède et la mer calme aux vaguelettes argentées. Mais les nuages qui s’amoncellaient au large étaient là pour leur rappeler la réalité. Ce monde était un monde de sang. De crocs, de serres et d’acier tranchants. De courtes vies et de morts douloureuses.
“Quant à mon cadeau… Je te l’ai dit, c’est un peu bête…” Elle rit, un peu gênée. “Ne te moque pas. J’ai brodé des mouchoirs assortis avec l’emblème des Velaryon. Un pour toi et un pour Monford. C’était un peu comme des portes-bonheur. De le dire à voix haute… J’ai l’impression d’être redevenue une jeune fille naïve.”
Portes-bonheur qui avaient certainement été piétinés par des dizaines de pieds avant de finir au fond du port. Si seulement elle avait été un peu plus attentive…
“Je me bagarre contre le temps,” soupira-t-elle en jetant un regard en arrière vers le Formidable Idiot. “Tu as sûrement beaucoup plus important à faire que de m’écouter me lamenter sur mon sort. Même si j’imagine que tu es maintenant devenu un expert en la matière.”
Elle rit d’un rire exsangue de toute joie.
“M’accorderez-vous encore quelques minutes de votre honorable temps, lord Capitaine ? Je dois encore trouver quoi dire pour des au-revoirs dignes de ce nom.”
Le vent souffla à nouveau et il n’y en avait de plus triste que celui qui poussait les êtres chers loin de leur foyer.
@Aurane Waters
Invité
La tempête qui se levait à l’horizon m'attirait inexorablement. Certains auraient dit que c’était une affaire de sang, que j’étais moi aussi en quelque sorte, au fond, une forme de Velaryon et qu’il était naturel que je ressente cela. Moi je pensais qu’il y avait plus, je pensais que je n’était pas qu’Aurane Waters et qu’il existait pour moi un destin individuel autre que la répétitivité des exploits de mes ancêtres. Il était normal pour beaucoup de croire que nous étions le produits de notre nom, que les Targaryens quand ils ne sont pas des rois sérieux où des fous sont de cruels personnages avides de sang. Mais n’est ce pas seulement l’effet du pouvoir ? Je me méfiais de l’idée selon laquelle les hommes n’étaient pas totalement libres de leurs choix, ceux-là voudraient que nous ne soyons pas totalement responsables. L’idée que je n’était que le fils de mon père et que mon frère pouvait me ressembler m’effrayait, je ne voulais pas être que le frère bâtard, je voulais être moi-même, c'est-à-dire surpasser ma nature.
Je ne relevais pas quand Vaelle disait que je ressemblais à Monford. Je ne pouvais pas l’admettre, il était la personnification de ce que je détestais dans ce monde. Il ne m’aimait lui-même pas. Et il était curieux d’imaginer que tous deux nous n’aurions pu à ce point pas apprécier notre reflet, l’un dans l’autre.
Finalement j’étais tiré de mes pensées par Vaelle qui me donnait à prendre son bras. Je l’attrapais et marchais à ses côtés à son rythme, le regard toujours tourné vers l’horizon. Je n’étais pas très à l’aise au contact direct de ma belle-sœur. Pas que je la dépréciais, au contraire, elle était ma seule amie à Lamarck mais nous étions trop complices, elle savait trop de choses sur moi, je me confiais trop, elle était une amie trop grande et pourtant elle était à Monford. Je ne jalousait pas mon frère, pas là dessus, simplement je ne pouvais me faire à l’idée de devoir partager des bons sentiments avec lui. Je ne pouvais partager cette amitié si forte et si grande avec Vaelle sans ressentir un soupçon de doute. Elle n’était plus l’enfant dissipée de Pince-Isle et je n’était plus ce jeune marin anonyme. Nos rires n’étaient plus si inconséquents.
Je ne quittait plus la mer des yeux, je ne voulais pas voir Vaelle, pas son visage, pas sa détresse, pas son regret. J’aurais vu la peur qu’il me manquait, j’aurais vu des sentiments que je ne voulais pas que l’on voit en moi. Je continuais de rire à ses remarques mais pour moi elle n’était plus vraiment là, j’étais déjà devant Goëville et je voyais tel un prophète notre victoire, ma victoire certaine, celle qui peut-être m'éloignerait d’elle et de cette île qui m’a vu naître. Alors que nous avançions le long du quai elle prenait ma main dans la sienne, je la laissais faire, mon amie. Elle avait là un privilège fort, même Raellis devait attendre que mes humeurs soient excellentes pour que nous partagions l’ombre d’une complicité en publique.
Une question venait enfin briser ce moment, elle s’écrasait sur moi comme la houle en contrebas sur les rochers. “Ce que j’espère ?” Mon regard s’attachait au sien et nos yeux pouvaient à nouveau se croiser sans que je ressente quelques gènes. “Vaelle, ma chère soeur, j’espère tout.” Je n’avais pas simplement planté mes yeux dans les siens, mais je serrais sa main tandis qu’un sourire franc -chose assez rare- se dessinait sur mon visage. “Je désire un nom, je désire de l’or, je désire un domaine, je désire une épouse, je désire la gloire, je désire les honneurs, je désire tout ce dont je suis né éloigné. Je veux gravir un à un les marches qui me séparent de mon frère, de toi, je veux me placer au-dessus de vous et je veux être le bâtard le plus reconnu depuis Orys Baratheon. Je veux tout ce qu’il y a à prendre, je veux tout ce qui existe. Je veux mourir au sommet de ma gloire…” Ma main remontait le long de son bras et la tenais tandis que je continuais, le regard rêveur. “Vaelle, je le sais, je dois continuer à monter, ce qui nous arrive n’est pas une malédiction … Je sais que tu as peur, tu as peur pour Monford, mais il reviendra, il revient toujours lui. Je n’ai pas l’ombre d’un doute là dessus. Monford, c’est le marin, c’est le Velaryon, il triomphera sans oser crier de joie, il en sera encore plus… lui-même. Moi je dois triompher dans la douleur, tu comprends ? Peut-être que je ne reviendrais pas… Mais ce n’est pas une triste affaire car déjà j’ai tracé mon destin.” Le visage de la Reine passait un instant dans mes pensées. Vaelle désignait son ventre. Je m’arrêtais pour la regarder, mon regard croisait le sien, je la lâchais pour faire un pas en arrière tandis que mon visage perdait sa folie rêveuse.
“Oui, enfin ! Enfin ! Une belle raison de plus pour Monford de revenir.” Je me retournais à nouveau vers la mer. “Et toi tu ne m’as jamais répondu… Peut-être que je ne reviendrais pas tu sais… alors il faut y répondre maintenant…” Je cachais tant bien que mal un sourire sournois. “Quelle récompense espère tu de la vie Vaelle Velaryon ?”
“Beaucoup plus important ?” Beaucoup plus important qu’elle ? Une question qui sortait de nulle part, remplie de doutes comme elle en avait le secret… Oui, j'avais bien plus important que toi, que moi, que toute chose vivante dans ce monde, ma destinée m'attendait au bout du pont et plus loin à travers la mer elle se dessinait sur l’horizon mais j’étais seul à la voir. Je l'aurais échangé, Vaelle, contre un nom, contre un titre, je me serais damné pour n’importe quoi que je puisse moi-même prendre au destin. “Non il n’y a rien de plus important pour moi que de voir que tu sèches tes petites larmes ! Mon p’tit crabe !” Je jouais au beau-frère souriant. “Je t’accorde tout mon temps Vaelle, ne t’en fais pas.” Oui, ça je le pouvais bien, la flotte ne partirait pas tant que Monford ne l’avait pas ordonné et l’heure était encore aux chargements, j’avais bien du temps devant moi et quitte à être une dernière fois sur ce port, autant l’être avec elle. “Alors, petit crabe, et si nous partions à la recherche de ce cadeau que tu as égaré ?” Je concluait par un rire, sortant quelques pièces d’une poche, levant la main ainsi que la voix. “Cinq dragons d’or au premier qui me trouve un mouchoir perdu ici représentant l’hippocampe de ma maison !” D’abord il y eut quelques regards étonnés, puis bientôt quelques marins commencèrent à scruter le sol, une femme cherchait entre des tonneaux et un infirme trifouillait tout autour de lui. Je riais de plus belle avant de me tourner vers mon amie. “Crois-tu que ton époux serait fier de cette dépense ?”
Membre
La tempête était encore loin, pourtant il lui semblait l’observer alors que les prunelles d’Aurane rencontraient les siennes. Le bleu-vert délavé de ses yeux avait l’acuité du métal, mais il était surtout immense ; comme si un bout d’océan au printemps s’était détaché pour venir s’échouer sur la plage de son visage.
Elle lui avait dit, plus tôt, qu’il ressemblait à Monford. Elle s’était trompée. Les yeux de son mari n’avaient jamais été si avides, sa bouche jamais si assoiffée. Mille ans de solitude et de détermination frémissaient à ses lèvres. Tout auréolé du futur qu’il se promettait, Vaelle ne savait si elle le voyait pour la première ou la dernière fois.
Elle s’effrayait, elle s’irritait, elle s’attristait, elle l’aimait pour cette confiance dévorante, pour ce soleil qu’il faisait naître en rêvant. Chaque sentiment était déterminé à faire un nid dans sa poitrine, mais la place manquait. Elle aimerait que ses pas puissent battre à la cadence de ses siens, comme lorsqu’ils étaient enfants. Aujourd’hui, elle s’en rendait compte, tout était désaccordé. “Tu ne comprends rien,” aurait-elle voulu lui dire. “Rien du tout.” De quelles marches à gravir parlait-il ? C’était elle qui s’échinait à vouloir le rattraper ! Se courraient-ils après comme deux imbéciles depuis toutes ces années ?
Puis, elle se rendit compte que ce qu’il jalousait, ce n’était rien d’autre que son privilège de naissance. Un nom qui lui avait été confié d’office sans qu’elle n’ait jamais eu aucun contrôle. Ce n’était pas elle qu’il voulait dépasser. C’était son statut. “Quelle sotte.”
Aurane parlait de gloire ; Vaelle souriait amèrement. À quel prix le prestige laissait-il pénétrer ses parvis sacrés ? Gloire et trépas marchaient main dans la main ; elles étaient des amantes de longue date. Aurane lui-même le savait ; il parlait déjà de sa mort comme une issue inéluctable.
“Je comprends,” lui répondit-elle, un sourire aux lèvres. Mentir était facile. C’était ce qu’elle faisait de mieux. “Je te souhaite de réussir tout ce que tu entreprendras.”
Elle tapota affectueusement sa main qui tenait son bras, avant de la pincer.
“Et cesse donc de parler comme si tu allais mourir ! Tu me fais de la peine.” Elle pinça les lèvres, jouant à la boudeuse pour dissimuler un chagrin plus grand.
Elle savait l’issue possible ; elle avait assez pleuré à ce sujet. Mais Aurane l’évoquait avec tant de légèreté, tant de nonchalance, que ses mots la coupaient mieux que des épées.
Sa question lui arracha cependant une risette discrète, en réponse à son propre rictus.
“Oh, mais Aurane, mon cher frère, j’espère tout,” imita-t-elle une nouvelle fois sa voix en prenant un ton doucereux.
Elle ne voulait pas lui répondre. Ni à lui, ni à personne. Et mentir était facile.
“Mais je t’ai répondu,” lui rappela-t-elle en reprenant son sérieux. “Je te l’ai dit, je n’aspire à rien de plus que ce que j’ai aujourd’hui.”
Ils cheminaient tous deux, allant à contre-courant des habitants qui se pressaient vers les bâteaux. Les dames et les mères, lorsqu’elles ne pleuraient pas, embrassaient sans distinction aucune les soldats et les marins, qu’ils soient plein de force ou lourds d’années. La jetée avait des allures de cimetière ; combien d’âme ne rentreraient-elles pas ? Combien d’âme de reverraient pas Lamarck, tour à tour orangée, bleue, rose ou blanche, découpée et cassante sous le soleil qui l’irisait ? Et Monford ? Aurane ne savait rien.
Un sanglot menaça de la saisir à nouveau. Il se blottit dans son ventre devenu antre. Mais comme beaucoup d’autres, elle se refusa à le laisser sortir. Les nuits étaient faites pour cela. Et la lune n’était pas encore levée.
“Vous me flattez, mon seigneur,” rit-elle. “Mais ne t’inquiète pas, je suis rassurée. Monford et toi reviendrez ceints de fleurons glorieux.”
Cela l’avait toujours rendue heureuse qu’Aurane l’appelle par son surnom. Elle se sentait importante. Importante pour quelqu’un. Et si le jeune homme s’assoiffait de gloire, elle, s’assoiffait d’attention, s’assoiffait d’amour. Oui, tout était désaccordé.
Cette fois, pourtant, la peine lui serra la gorge à nouveau, inondant sa poitrine comme la marée montante. Il partait. Ils partaient. Et peut-être que personne ne l’appellerait plus ainsi.
Aurane agita quelques pièces avec désinvolture. L’appel de l’or agita les passants autour d’eux.
“Ne te préoccupe pas de la dépense,” s’amusa-t-elle faussement. “Tu le rembourseras lorsque tu seras riche. N’est-ce pas ?”
Taquine, elle secoua doucement son bras.
“Mais je doute que cinq dragons d’or fasse naître un miracle. Je te l’ai dit, les mouchoirs doivent être en train de croupir au fond du port.”
Elle soupira, soudainement exténuée. À l’horizon, l’orage roulait et avec lui l’espoir que le départ soit repoussé. “Demain,” priait-elle. “Faîtes que cela soit demain.” Les nuages enflaient. Le gris était devenu sombre, presque noir. Les éclairs ne zébraient pas encore le ciel, mais le tonnerre, lointain, grondait. “Demain.” Elle en était presque persuadée. On ne pouvait pas partir par ce temps.
Une grande exclamation manqua de la faire sursauter. Un des marins s’était vivement redressé, les mouchoirs entre ses doigts comme des drapeaux.
“Incroyable,” s’émerveilla Vaelle tandis qu’il accourait vers eux. “Cinq dragons, c’est donc le prix d’un miracle ! Merci !” Elle sera vivement la main de son sauveur du jour. “Pour votre peine, voilà cinq dragons d’or de plus.”
L’avarice était un trait de caractère des Celtigar. Elle s’était toujours fermement opposée à lui, au risque de paraître à l’inverse trop dépensière. Mais elle ne pouvait souffrir d’être pingre.
Ravi de sa bonne affaire, le matelot prit congés tandis que la valyrienne dénouait les mouchoirs qu’elle avait attachés ensemble.
“Voilà le tien.” Elle le posa dans sa paume. “Je n’avais plus de fil bleu,” s’excusa-t-elle. “Mais j’ai toujours pensé que le rouge t’allait mieux.”
L’hippocampe ne nageait pas dans des flots turquoises, mais cramoisis.
Un homme qui lui faisait de grands gestes lui fit froncer les sourcils, jusqu’à ce qu’elle reconnaisse Porrick qui trottinait jusqu’à eux. Il tenait son chapeau sur sa tête pour l’empêcher de s’envoler. Ses cheveux gris s’agitaient contre ses joues barbues comme des ailes de mouette.
“Lady Velaryon, il faut nous dépêcher ! Lord Velaryon songe à avancer le départ pour mettre les voiles avant que l’orage n’éclate !”
À défaut des cieux, c’était son cœur qui éclatait. Elle pouvait sentir les morceaux se détacher pour tomber, inertes, dans ses entrailles. Le temps lui manquait. Elle se sentait blêmir. D’instinct, sa main se porta à son ventre.
“Je -.”
Elle s’interrompit, accrochant ses yeux à ceux d’Aurane.
“Alors, il faut se dire au revoir.”
Elle recula d’un pas. Révérença. Pas de pleurs, pas de plainte vaine. C’était avec un sourire qu’elle verrait partir la voile qui l’emmenait. Un jour, peut-être, sentirait-il le prix d’un cœur qui le comprenait et ce qu’on souffrait de le perdre.
“Je penserai à toi.”
“Reviens. Revenez.” En attendant, c’était elle qui partait. Vers d’autres au-revoirs.
@Aurane Velaryon