Les masques tombent, voici nos visages (Gerold Grafton)
Invité
Mon frère m’avait rappelé à Lamarck, soit je venais. Il indiquait dans sa lettre qu’il insistait sur mon retour à Marée Haute à temps pour le mariage de mon cousin Jacaerys avec Elinor Tyrell, il précisait que ce serait un événement important et que je devais être présent. Je n’avais jamais douté qu’au fond, derrière son mépris régulier pour tout ce qui lui était proche, Monford aimait ses proches et aimait sa famille. Cette lettre laissait entendre qu’il fallait faire front, que toute notre famille devait être présente. J’obéissais, mon exil valois avait assez duré et je sentais que ma présence et celle de Raellis à Combemèche commençait à être un poids. Les Cirley était une petite famille de chevaliers fieffés, ils ne pouvaient pas entretenir une grande cour. Je sentais aussi que ma relation avec Raellis ne plaisait pas. Il aurait fallu que je l’épouse. Je trouvais ça bien dommage de devoir me confondre en épousaille à un stade si précoce de ma vie. Mais je revenais de cette petite aventure valoise avec le titre de chevalier que j’avais arraché à la destinée par un stratagème assez simple.
Me voilà donc chevalier des Sept Couronnes, bien évidemment Monford n’avait pas mentionné la nouvelle dans la lettre et je savais qu’il ne fallait pas compter sur des compliments une fois que je serais de retour. Je n’aurais même pas le droit à un seul mot bienvenue. Comme toujours, il y aurait un silence pesant, peut-être un peu plus pesant que d’habitude. Je suis certain que mon absence aurait dû faire grand plaisir à Daella. Comprendrait-elle que c’était son propre fils qui m’avait fait revenir et non moi qui venait lui pourrir son existence avec mon souffle ? Rien n’était moins sûr, la simple idée que mon coeur continuait à battre en sa présence semblait être une insulte constante à sa personne. Je soupçonnais aussi Monford d’avoir insisté sur mon retour pour m’avoir sous sa surveillance, je savais qu’il n’avait pas vraiment en confiance en moi et encore moins depuis que j’avais passé quelques lunes à Peyredragon aux côtés de la Reine plutôt qu’à Lamarck aux côtés de sa femme. Il voulait que je sois dévoué à son épouse, pourtant je lui portais déjà plus d’amitié que lui ne le ferait jamais.
Oh bien sûr, mon rêve avec la Reine lui faisait peur. Je le comprenais. M’avoir à ses côtés, proche de lui pour observer chacuns de mes mouvements était l'assurance d’avoir un minimum de contrôle sur moi. Je lui donnais. Je ne voulais pas de mal à Monford ni à ma famille, contrairement à ce qu’il pouvait imaginer. Mais je revenais le regard fier du Val car j’étais devenu chevalier, par moi-même, tout seul, sans son aide, sans l’aide de mon père. Plus jamais je ne pourrais être traité de profiteur où de bon à rien car j’avais arraché ce titre moi-même. C’était, je pense, ma plus grande victoire sur la vie car elle fût la première. C’était la pierre fondatrice de mon combat pour moi. Je marchais dans les rues de Goëville avec Raellis à mon bras. Deux valyriens, cheveux argentés aux vents, jeunes et heureux qui marchaient dans les rues d’une des plus grandes citée de Westeros. Nous faisions de l’effet. Bien qu’il existe des marchands lyssiens ici, il n'y avait aucun autre valyrien qui portait une épée à sa ceinture et qui arborait un hippocampe barré sur son torse. Nous attendions un navire qui devait partir dans la soirée pour Carène. De là nous resterions une nuit à Château Lamarck avant de rejoindre Marée Haute. Je revenais triomphant, comme ses personnages des légendes chevaleresques qui reviennent sur leurs terres auprès de leur promise, victorieux, une fleur en main.
Mais ma petite ballade de conquérant allait être dérangée un instant, alors qu’un homme brun et au regard sombre que je reconnaissais, se déplaçait vers Raellis et moi entouré de quelques hommes d’armes. J’avais déjà croisé ce personnage. Gerold Grafton, un seigneur valois, était le maître de Goëville. Nous n’avions jusqu’ici pas eut à nous parler, je l’avais regarder de loin à quelques occasions, ce seigneur pompeux, imbu de lui-même, comme toute cette cohorte de chevalier qui passait leurs vies dans les cimes du mépris des seigneurs westerosi, à festoyer, à avoir des discussions plates de courtisans bêtes et arrivistes. J’avais une idée précise du genre de personne que Gerold Grafton était, j’avais une idée qui était la mienne à ce moment-là sur l’un des hommes les plus puissants du Val. Ce genre d’individu qui naissait avec du pouvoir entre ses petits doigts et qui de toute sa vie n’en faisait rien. Qui vivait comme un gros bourgeois gras et paresseux sans jamais avoir une seule pincée de grandeur en lui, ni même d’ambition.
“Lord Grafton.” Je lâchais la main de Raellis.
Staff
Il était là. De grosses larmes s'étaient mises à rouler sur ses joues, creusant plus profondément encore les sillons qui s'y dessinaient, rivières de tristesse qui se rejoignaient en fleuves de désespoir autour des courbes légères de son menton. Sa femme, après quelques sanglots, finit par leur indiquer que son époux était dans le dépôt en train de travailler.
Il y avait des gens qui avaient de grandes ambitions. Mr Ellard, par exemple. Après avoir atteint un grandiloquent succès dans la manufacture textile suite à de multiples emprunts, son entreprise s'était finalement distinguée par une qualité de production plus que discutable. Furieux, les investisseurs avaient réclamé leur argent ; argent que Mr Ellard était bien évidemment dans l'incapacité de rendre. Il s'avéra que les fonds avaient été partiellement dépensés en richesses personnelles, et le manque, compensé par une fabrique de mauvaise facture. Il avait donc menti. Impossible à dire si la fraude était volontaire, ou si le malappris s'était simplement fait dépasser par les évènements, mais ce qui était certains, c'était que ses agissements avaient mis suffisamment de monde en colère pour créer du remous dans les eaux troubles des investisseurs de Goëville. Remous dont les relents avaient atteint son Seigneur. Depuis quelques années maintenant, les affaires de cet ordre s'étaient faites rares, contrairement à l'époque du feu Lord, où la tromperie avait touché son apogée impunie. Si jadis, cette affaire aurait été prise en charge par une institution somnolente pour ne jamais trouver son achèvement, aujourd'hui, elle avait tout naturellement attiré l'attention des instances les plus hautes, qui aimaient à plonger leurs propres mains dans ces mouises personnelles.
A peine un garde avait-il toqué à la lourde porte coulissante, qu'un bruit sourd de désordre s'était fait entendre.
« Enfoncez-la » dit-il avec beaucoup de calme et les sourcils froncés.
Après quelques coups d'épaules, le bois moisi avait cédé et les gonds s'étaient décrochés pour laisser place à un acte de désespoir. Dans un accès de terreur intenable, Mr Ellard était monté sur un tabouret pour se pendre à une poutre. Mais parce que le geste n'était pas vraiment prémédité et exécuté dans la précipitation, il n'était ni parvenu à se rompre le cou, ni à s'asphyxier assez vite pour échapper au regard immuable et tranchant de son Seigneur. Aussi, ils étaient entrés pour observer non pas son cadavre immobile, mais les soubresauts d'une pure agonie. Les gardes s'étaient, d'un seul mouvement, précipités pour lui tenir les jambes, alors qu'un autre était déjà en train de couper la corde. Gerold referma son carnet dans un claquement sonore et, en voyant les yeux de veau rouler dans leurs orbites pour se fixer sur lui, il articula d'une voix vernie :
« Vous ne pensiez pas vous en sortir aussi facilement, tout de même ? »
Mourir, quelle idée... Sa langue avait claqué trois fois contre son palais dans un son désapprobateur, alors que Mr Ellard était en train de reprendre son souffle dans un douloureux gargouillis, accoudé par terre. Gerold avait saisi un tabouret et s'y était assis pour être au même niveau que le commerçant. C'était épuisant et décevant. Le freluquet avait aussi mal calculé sa tentative de suicide que l'état de ses finances ; le comble pour quelqu'un sensé savoir jouer des chiffres.
L'entretient se tint au rythme du râle de Mr Ellard, haché par quelques soupirs et gémissements. Il ne parla pas beaucoup ; Gerold non plus d'ailleurs. Un temps considérable fut consacré à la contemplation des malheureux choix qui furent faits, et des conséquences qui en découlaient. On lui laissa deux semaines pour régler ses affaires selon la façon dont il l'entendait, en restructurant son commerce ou en revendant tous ses biens, à l'issue desquelles la décision reviendrait au Grafton d’en décider à sa place le destin. Evidemment, pour éviter une réitération déplorable, sa fille allait lui être prise en gage de bonne volonté. Il était plus aisé de fuir les problèmes lorsqu’on n’en était pas directement témoin, mais avec la certitude de son enfant emprisonnée, sa main tremblante allait y songer à deux fois avant d’oser enlacer son cou.
Prenant appui sur ses genoux, Gerold se redressa, avant d’aller faire signe à ses hommes d’aller chercher la monnaie d’échange auprès de sa mère. Le pauvre homme n’osa même pas demander un peu de pitié, tant il sentit que la magnanimité de son Maître avait déjà atteint une certaine limite. Si mon mépris était une source d’énergie, la nuit n’existerait plus, semblait être gravé en lettres ardentes sur son front. Passons sur l’entrepreneur qui disait et faisait n’importe quoi : c’était un ennuyeux classique. Passons aussi sur l’investisseur pas très avisé. Non, le vrai sujet était de savoir pourquoi y avait-il encore des gens dans cette ville qui pensaient pouvoir l’entourlouper ? Avec tout le cuir qu’il avait tanné, Gerold était devenu un mégissier de renom à force de battre ces chenapans comme plâtre pour avoir eu l’idée de prendre des raccourcis. Certains s’en sortaient de ce préavis et avaient le droit de réintégrer la société ; d’autres finissaient au fond de la baie, sans doigts ni dents, lestés par le poids de leurs dettes.
« Aux cuisines, patron ? Lui demanda son plus déterminé cerbère, traînant la fille récalcitrante par la main.
- Blanchisserie. »
Quelque part, il craignait de rencontrer quelqu’un de suffisamment déterminé pour tenter de l’empoisonner.
La pression était devenue successivement croissante ; entre la récente bataille à Winterfell, l’inquiétude de la Couronne, les aléas du Hardyng et celle de Viserys, Gerold était devenu particulièrement méfiant, sentant sur son visage le reflet d’un danger imminent. Seule Goëville lui demeurait familière et rassurante, d’abord grâce aux strates consécutives d’un passé coutumier, puis parce qu’il l’avait façonnée à son image.
Déambulant plutôt distraitement à travers ces rues agréablement bruyantes, Gerold profita d’un moment d’anonymat pour humer cet air chargé qu’il aimait tant, entre sel, soleil et épices. Fruits bien faits, gâteaux salés et café torréfié, tartines de beurre et de miel sur un pain blanc alvéolé, pêche ruisselante, vin aux figues et à la noix… On s’y enivre avec plaisir et oubli, comme si rien n’avait eu lieu et que tout résidait ici, entre les vitraux colorés et les buveurs attablés à une taverne. Habitué, il y marchait vite et bien, mais sans but, se frayant un chemin entre plusieurs belles femmes en manteaux de soie légère et pailletés ; on le regarde parfois, puis on le reconnaît, mais il est déjà trop tard ; la foule l’a englouti avec ses gardes.
« Lord Grafton »
Par réflexe, il s’arrêta et se retourna, ayant presque déjà dépassé la voix étrangère qui venait de l’interpeler. Un instant, l’indéchiffrable domina ses yeux immobiles jusqu’à reconnaître l’individu. Une mécanique habille prit le relais et allongea un sourire complaisant sur ses lèvres.
Petit tocard des marais.
Il était rare que le nom d’un bâtard résonne davantage aux lèvres de la société que celui d’un héritier légitime, et pourtant, il semblerait qu’Aurane Waters ait réussi cette prouesse discutable. Si Monford Velaryon possédait sa propre kyrielle de haut faits, elle était systématiquement éclipsée par l’improbabilité de celle de son demi-frère. Rumeurs ou faits, ces histoires courraient dans la noblesse comme le vent sur un champ de blé. Avec le temps, Gerold avait fini par éprouver une certaine admiration cynique à l’égard de cet individu invraisemblable, véritable lie de la société aristocratique. Car si le monde avait connu bien des fléaux, au moins, la plupart s’achevaient par la mort et sa subséquente délivrance.
« Ser Aurane, répondit-il à la salutation avec du miel à la bouche. Le tournoi de Lestival est bien lointain… Félicitation pour votre récent adoubement ; un courage dûment récompensé m’a-t-on dit. »
Et parce qu’il était d’une politesse imperturbable, le Grafton recueillit la main de la jeune femme pour déposer à son dos un caressant baiser. Sans besoin de la reluquer, il avait reconnu en elle une vagabonde à la beauté sauvage autrement puissante que la grâce minaudière affectée des Dames et Ladys. Néanmoins, cette beauté avait quelque chose d’arrêté, et qui expliquait peut-être la raison pour laquelle le jeune homme lui avait prestement lâché la main. L’on ne savait jamais quelles relations les gens entretenaient entre eux en vérité et Gerold avait érigé en principe la bienséance envers quiconque il n’avait personnellement rien à redire. A force d’user des ragots, on comprenait à quel point les domestiques, comme les petites-gens, n’étaient pas à mépriser et qu’il valait mieux être prudent au risque de voir le bout carré des préjugés entrer dans le trou rond de la réalité.
« J’imagine que le navire qui quitte ce soir le port vers Carène est le vôtre ? » dit-il, illustrant que pas un chou n’entrait, ni ne quittait sa ville sans son entendement.
Il éluda cette retraite dans le Val en compagnie d’une maîtresse sans nom derrière un sourire en coin qui frôlait la malice sans véritablement la toucher. On l’avait dit puni ; une punition fructueuse, puisqu’il revenait en ayant franchi une marche en plus sur l’échelle sociale. Quelque chose, néanmoins, lui avait échappé...
« Etes-vous à Goëville depuis longtemps ? »